Hasta luego mi angel !
Une nouvelle de Christophe GRÉGOIRE
Depuis hier soir, je recherche un beau site pour mes enfants. Mais à force de tournoyer pour dégoter le must, le soleil a fini par décliner bien trop vite derrière la montagne. Il faut dire que l’arrivée inopinée de gros cumulus me fait prendre une décision plus urgente ; vite, se trouver un coin pour la nuit. Demain sera un autre jour et je ne suis pas à quelques heures près.
C’est P’tit Bbzz, un beau mâle que j’ai choisi pour ma lignée. Il s’est battu vaillamment pendant quelques heures pour conquérir le territoire de McFly, un autre qui se montrait trop vieux et surtout bien trop frêle pour attirer l’attention d’une jolie fille comme moi. Je précise que c’est moi qui fais ici office de « territoire ». Entre copines, on se disait que McFly avait dû manquer de ressources dans sa jeunesse, raison de son gabarit, pour ainsi dire ridicule. Personne ne l’avait vu (et surtout senti) mettre sa petite graine quelque part… en était-il au moins capable ? Bien que peu regardante sur la monture, les gênes ainsi reçus sont de première importance. C’est du moins mon avis.
Bref.
Il est temps de me trouver un petit nid pour la nuit.
Je suis d’abord attirée par des odeurs de sucre d’orange, puis de prunes et d’abricots. Après un rapide coup d’œil sur une table basse, je découvre ces fruits de saison sur une planche à découper en bois. Mais une épreuve m’attend : la préparation, bien que très attirante d’un point de vue purement olfactif, m’apporte des effluves que je ne connais que trop bien: l’alcool. Qui m’a déjà joué des tours. Du moins je le crois. Et qui se trouve là être sous forme de sangria. Dans mes souvenirs, me gaver de ces sucres et fruits ainsi fermentés me fait voir le monde sous un angle différent : 720 degrés tout au moins.
Si, si.
Trois personnes se trouvent autour de la table de salon de jardin, garnie comme je les aime : deux verres abondamment remplis, un autre, non alcoolisé, mais dont la substance me paraît bien trop chimique pour que je m’y attarde. Des restes de fruits, du saucisson, des fruits secs, du pain (du vrai) des tranches de jambon sec… Huummmm ! Ce n’était plus un apéro, c’est un festin !
À peine arrivée à bon port que déjà, je sens le rejet : le plus jeune essaie de m’écarter d’un revers de la main. Raté ! Le plus gros (mais aussi le plus âgé) fait de même. Encore raté. Je m’approche du visage de la femme. Une fois, deux fois. Puis une troisième fois quelques secondes plus tard. Pas plus douée. Vous ne m’aurez pas : À moi le festin !
Ah. Je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Lucie. Je suis une diptère. Musca domestica… une mouche si tu préfères.
Je n’ai jamais su s’il ne s’agit là que de pure jalousie, mais je dois bien avouer que je jouis d’une renommée que je ne sais pas trop expliquer : on dit de moi que je suis proche, trop proche des humains. Outre notre rapidité légendaire, notre dextérité qui ferait baver le plus rapide d’entre eux, il me semble bien les connaître, les humains. Assez bien, même. C’est d’ailleurs l’objet de nombreuses discussions et échanges avec les copines, comme tout à l’heure :
« – Toi, t’es différente !
– Mais d’où sais-tu tout ça ?
– T’es trop forte !
– T’es vraiment trop forte.
– Mais comment arrives-tu à les comprendre si bien ? »
Bien sûr, et en toute humilité, je leur réponds que « c’est normal », que « moi, je sais observer, je sais prendre le temps de les regarder ».
« – La dernière fois que j’en ai vue une « prendre le temps de les regarder », elle a fini plate comme une crêpe sous une grosse paluche !
– Elle avait peut-être négligé la toilette ! Il n’y a pas que les yeux et les pattes, on a souvent tendance à oublier les ailes et ça ralentit le décollage.
– Sans parler des changements de direction. Ce matin, Sabine, qui profitait tranquillement de l’humidité de la truffe d’un dogue de Majorque n’a pas eu le temps de pivoter son aile gauche. Un brusque mouvement de langue baveuse et hop ! Plus de Sabine ! Dans la gueule du chien !
– Sabine ? La pauvre, neuf jours à peine. Même pas eu le temps de pondre…
– T’as pensé à suivre le dogue ? On va peut-être retrouver Sabine dans une crotte !
– Ça fera à manger pour nos larves.»
Ainsi, la vie s’écoule. Au rythme des jours, des nuits et des conversations de haut vol.
Après m’être gavée de sucres (quelque peu alcoolisés), je file donc à la recherche des restes de Sabine. Pour l’avoir côtoyé quelques heures, il ne fait aucun doute qu’elle avait un bon patrimoine génétique. Et si je pouvais en faire profiter un peu les enfants… Je dois absolument accélérer la cadence : le ciel s’assombrit peu à peu et mon ventre plein va exploser, je le sens bien. Je fais une courte halte sur le toit d’une petite maison en bois. Une niche plus précisément. Sabine n’était pas du genre à s’aventurer très loin du territoire et là, habite une meute de chiens accompagnés d’un âne et de deux chevaux. Mais les chiens sont nombreux les bougres ! Un brin de toilette sur les yeux, les pattes et les ailes et mes sens s’accentuent enfin. Mais n’y connaissant rien en races de chien ; je vais devoir la jouer fine. Un dogue de Majorque m’a t-elle dit. Renifler le cul des chiens et comparer avec leurs déjections. Une lourde tâche dans ce lieu mal entretenu où les chiottes semblent plus grands que la maison qui les accueille.
Et cette lumière qui n’en finit pas de baisser. Demain, il sera peut-être trop tard : mon ventre aura explosé dans le vide !
Un survol de quelques secondes me permet de faire un pré-tri parmi les crottes de quelques jours et celles, plus fraîches, de quelques heures. Les plus anciennes étant devenues complètement inutiles… Ah ! Le règne animal est bien fait : les chiens ont leurs habitudes et c’est chacun dans un coin de quelques mètres carré qu’ils se vident les intestins. La tâche devrait être moins rude que prévu.
Là, près d’une branche cassée de figuier, je crois détecter… oui ! Il y a un peu de Sabine sur ce joli colombin ! Je retourne comparer avec le derrière des chiens et je sais désormais à quoi ressemble un dogue de Majorque. Je reviens sur mes battements (l’équivalent des « pas » pour les humains). Ah ! Une autre jolie crotte, à trois au quatre centimètres, de même fraîcheur, plus ovale, plus épaisse, mais avec un peu moins de Sabine. Si au moins elles se touchaient, ça aurait été plus simple. Mais laquelle choisir ? C’est en regardant encore une fois la lumière décroître que le choix se fait. Par défaut. Ce sera la plus petite, mais avec plus de Sabine. En plus d’autres nutriments comme des croquettes (de bas de gamme), un mélange de pain trempé avec des légumes des jardins du coin et un lézard. Étrange régime de ce clebs. Mais (ouf!) suffisamment de place et un nid parfait pour la ponte. Ce sont les enfants qui vont être heureux !
Allégée d’une bonne centaine d’œufs, je reprends mon envol (trois-cent mètres à peine) jusqu’à la table de saucisson et sangria. Mince ! Ils ont débarrassé. Ça sirote vite dans cette famille ! Je vais devoir me contenter des restes de sucre sur une éponge mal rincée. Et c’est là que je passe la nuit : sur un évier en inox, entre une éponge et une bouteille de liquide-vaisselle citronné, même pas comestible quoique en fasse penser le parfum.
Les nuits, ici en altitude, sont un enfer pour nous les mouches. La température baisse tellement en milieu de nuit qu’il est primordial de faire le bon choix. La lumière chute tout aussi rapidement dans cette vallée et plus d’une fois je me suis fait surprendre. Même si la baisse de température n’est pas un danger en tant que tel, le réveil est le plus souvent décisif pour le reste de la journée. Réchauffer les ailes, s’essuyer les yeux embués de rosée, se dérouiller les articulations de chacune des pattes… et pendant ce temps, la rosée continue à tomber, déposant de nouveau son voile sur les nombreuses facettes de nos grands yeux, recommencer sur les ailes…
Les humains ont leurs problèmes : la bouche pâteuse, les cheveux ébouriffés ou l’érection matinale. Nous, bien que plus petit et a priori insignifiant, notre corps n’en est pas moins complexe et le soin que l’on se doit d’y apporter est d’une importance aussi capitale que leurs brossages de dents ou leurs poils disgracieux. (Car oui, l’image envoyée à leurs congénères est capitale chez certains humains, tout autant que boire ou dormir).
Une sorte de flash, un mouvement de lumière m’apparaît tout à coup.
Je me vois en… humain. Quelle horreur ! EN HUMAIN !!! C’est quoi ce délire ? J’ignore si ces images sortent tout droit de mon imagination ou si ce sont des restes de… La première chose qui me vient à l’esprit c’est… des restes d’une vie passée. N’importe quoi !
Fin du flash. Ouf !
Les premiers rayons du soleil viennent lécher les ailes des oiseaux les plus matinaux. La brume matinale que je commence à distinguer se dissipera rapidement. Le flanc des collines d’à côté, à dix minutes de vol environ, s’illumine tranquillement. La nature se réveille doucement. D’ici peu, le soleil sera là, enfin.
Assoiffée, je remarque d’abord une très grande étendue d’eau ; une piscine. Mais autant d’eau étant propice à la noyade, je me résous à une autre solution. Je découvre un reste de café dans une cafetière argentée. Dans mon autre vie, si je puis dire, je crois avoir le souvenir que seul le café me permettait d’affronter une journée de labeur. Attendre que l’atmosphère monte un peu en température. Juste ce qu’il me faut pour défroisser mes ailes et laisser les premiers rayons lumineux me dégourdir les muscles. Le matin, je reste ainsi vulnérable pendant une bonne demi-heure. C’est souvent à ce moment-là que les accidents les plus tragiques arrivent.
Je retrouve les trois humains sur la terrasse, encore endormis. La chaleur emmagasinée durant la journée est propice aux nuits sous la voûte étoilée. Durant ma vie, j’ai pu découvrir différents mœurs chez les humains : certains dorment la nuit, d’autres le jour, certains dans un lit, sur un canapé dans un salon, d’autres dans un hamac sous un arbre, ou directement dans la rue sur un carton. Parfois habillés ou nus comme un asticot, d’autres encore avec un bonnet de nuit ou juste une paire de chaussettes… Nous, c’est toujours pareil ; aucun apparat, de jour comme de nuit. On se montre tels qu’on est.
Un flash, encore:
Je me vois dans un corps d’humain. D’humaine plus précisément. Je suis allongée sur un lit dans une pièce chaude à la lumière tamisée. J’ai un livre dans une main et un verre de mojito dans l’autre. Quoique plongée dans ma lecture, je suis agacée par la présence d’un insecte qui me tourne autour. Je tourne la tête et regarde le miroir.
Fin du flash.
En tous cas, j’ai le sentiment qu’outre la fréquence qui semble s’accentuer, ces images se montrent également à chaque fois plus précises encore.
J’en avais parlé à Sabine ainsi qu’à P’tit Bbzz un soir en dînant sur un abricot. Et c’est de là, je crois, qu’était née dans leur esprit l’idée que je pouvais être « un peu différente ».
« – Mais je vous assure qu’il me semble avoir déjà connues leurs conditions, des bribes de leurs vies. J’ai le sentiment qu’eux et moi partageons des sensations, des valeurs, des histoires communes. Je crois les connaître…
– Mais arrête de délirer Lucie. T’es une mouche ! Une belle Musca domestica, certes, mais seulement une Musca domestica ! Pas vrai P’tit Bbzz ?
– Mais pour qui tu te prends, toi, à parler latin, tu peux pas parler mouche comme tout le monde ?
Et Toc ! Bien rembarrée la Sabine ! »
C’est ce qui m’avait attirée aux premiers instants chez P’tit Bbzz ; son franc parler, dénué pourtant de toute réflexion (il n’était d’ailleurs pas très bien équipé, du moins de ce côté-là. Enfin, je me comprends.) mais des mots, des réflexions toujours bien placésquand-même. Mais si on avait su comment Sabine allait finir quelques heures plus tard sous une grosse langue à l’haleine fétide, on aurait peut-être pris plus de gants dans cet échange… »
Je commence mes expéditions matinales sur un pied qui dépasse du drap. L’imprudent ! Je reste ainsi quelques secondes à le parcourir sans que j’y trouve quelque intérêt. Après un début d’agacement que je sens sous mes pattes, un geste rapide (du moins pour un humain) me fait suffisamment peur pour bondir sur le bras d’un autre corps : le plus jeune je crois. Celui-ci, encore bien endormi, ne ressent aucunement ma présence. Je n’ai donc aucun intérêt à continuer à le parcourir. (Oui, j’avoue que je prends un plaisir à peine dissimulé à agacer les humains en les parcourant de mes fines pattes.)
Par expérience, je sais que lorsque le corps de ces humains remuera de plus en plus, ils vont finir par se lever et préparer de quoi me nourrir enfin. Et vu l’apéro de la veille, je n’ai aucun doute sur la qualité et la diversité de leur premier repas de la journée… qu’il leur faudra bien partager avec moi, quoiqu’ils le veuillent.
Ces gros fainéants : ils bougent de plus en plus, se cachent les yeux de la lumière mais aucun ne daigne se lever pour préparer mon petit déjeuner ! On voit bien qu’ils sont en vacances ! La semaine passée, j’étais chez une femme qui vivait seule avec son enfant, elle se levait dès potron-minet ou dès que son bébé criait famine. De jour comme de nuit. Leur repas n’était pas un exemple de la gastronomie, mais au moins, je n’avais pas à réclamer de la sorte. Mais ceux-là… leur faut-il que j’appelle une cinquantaine de mes congénères pour les énerver un peu et les aider à enfin me préparer de quoi tenir la journée ?
« – Tiens, v’là les autres fous pensé-je ! »
Les fous en question ne le sont pas forcément. Mais c’est leur comportement que je trouve étrange. Rocco et Jim, deux chiens (bâtards au demeurant), ont cette fâcheuse habitude de faire leur tournée des habitations à la recherche d’ordures ménagères. Je n’ai jamais compris quel plaisir on peut prendre à aller fouiner dans les poubelles… Faut-il être descendu bien bas pour se contenter des déchets des humains ! Certes, eux, n’ont pas à attendre que leur petit déjeuner soit servi sur la table, mais des ordures… tout de même…
Rocco, trop affamé pour attendre, et craignant une réaction des humains, préfère repartir avec la poubelle, la tenant par le couvercle dans sa gueule. Jim le suit, non sans fierté d’embarquer lui aussi son trésor : un sac en plastique. Devant le barouf de la poubelle sur chacune des marches de l’escalier de bois, l’un des trois humains lève une « tête de pas réveillé » : un œil fermé, l’autre ébloui, le tout dans une grimace qui ne doit appartenir qu’à lui-même au réveil. Rocco et Jim se statufient dans l’escalier, surpris dans leur larcin. La tête du chauve s’écroule aussitôt lourdement sur l’oreiller et la vie reprend son cours. Sentant pourtant une potentielle menace sortir de son lit, Rocco saisit la poubelle de toutes les forces de sa mâchoire et dévale le reste de l’escalier sous le regard pressé de Jim.
Il aura fallu qu’une dizaine de copines viennent parcourir ces corps endormis pour qu’enfin, l’un deux pose le pied au sol. Il enfile le caleçon et tee-shirt posés à côté, se gratte machinalement les parties et pose ses lunettes sur le nez. Il jette un œil sur la femme qui partage sa couche : encore endormie, quoique un peu agacée par les chatouilles que les copines et moi lui faisons sur le visage et un bras. Fainéante ou longue à la détente ? Entendant son homme se lever, elle en déduit qu’elle peut encore s’octroyer quelques minutes de paix avant le branle-bas de combat.
« – C’est donc lui qui cède le premier à préparer le petit déjeuner, se dit-elle en couvrant son visage d’une fine épaisseur de drap. »
Fine ou pas, ça ne m’empêche pas de sentir la chaleur et l’odeur de la femme. Je trouve même un petit interstice entre les plis du drap dans lequel je me glisse. Je me retrouve donc avec elle sous le drap. Rare privilège. Je reste là, stoïque, à jouir de ce petit moment de tranquillité et de chaleur humaine… avant l’attaque. Doucement, d’un pas léger, je me glisse sur sa lèvre inférieure. Convaincue d’être à l’abri de toute menace sous le drap, elle ne réagit pas de suite. Je me faufile alors dans sa bouche entrouverte pour tenter de boire un peu.
Là, je ne sais pas ce qui s’est passé ; le blanc total dans mon esprit. Et un bruit plus proche du tonnerre que du gloussement d’humain… Je me retrouve projetée en l’air à une vitesse vertigineuse. Je retombe ensuite lourdement sur le carrelage, poils agglutinés, pattes et ailes froissées et alourdies de sa salive chargée d’une haleine matinale.
– Ah ! Putain de mouche ! J’ai failli la bouffer cette conne !!!
Le gros chauve la regarde d’un air amusé :
– Le petit dej’ n’est pas assez rapide ? Tu as si faim que ça ?
Pour toute réponse, elle hausse les épaules et lui montre un doigt. Je suppose que ce doigt tendu bien haut c’est pour mesurer la vitesse et la direction du vent. Nous le faisons avec les ailes, les humains, eux, avec le majeur. Il faudra que j’aille vérifier si ce doigt-là est pourvu de petits cils ou quelque organe que ce soit capable de telles prouesses.
Et c’est en voulant jeter le filtre du café de la veille qu’il s’aperçoit de l’absence de la poubelle.
– Tu cherches quelque chose mon amour ? demande t-elle en enfilant une nuisette.
– Heu… oui. La poubelle. Ça doit être les chiens.
– Les chiens ? Quels chiens ?
– Tout à l’heure, j’ai entendu du bruit sur le carrelage. Et j’ai vu un chien qui transportait la poubelle et un autre qui le suivait avec un sac en plastique.
Le plus jeune, que chacun croyait encore endormi, pouffe de rire au milieu d’un bâillement. Il regarde sa mère avec un signe qui en dit long sur son inquiétude pour la santé mentale de son père.
Chacun joue à présent sa partition : l’un continue la préparation du déjeuner, l’autre file aux toilettes en pouffant de rire pendant que la femme sort les tasses, le pain, la confiture et les fruits.
– Papa, lance le jeune à son père en l’embrassant, t’as bu quelque chose cette nuit ? Tu as cru voir un chien éboueur ? Des vapeurs de sangria peut-être ?
– Non. Pas un chien éboueur. Mais deux. Un noir et un roux. Je croyais avoir rêvé mais… explique-moi alors que sont devenues les deux poubelles qui étaient encore là hier soir ?
Pan ! Sur le bec ! Ça leur apprendra à se moquer ! On a beau être le matin, il a beau ne pas être bien réveillé. Mais moi je sais bien qu’il a raison le chauve. Je les connais bien Jim et Rocco !
Leur petit déjeuner se passe ainsi dans la bonne humeur. La femme et l’enfant se moquant des facultés mentales du père et ce dernier convaincu du réalisme de cette soi-disant hallucination aussi réelle qu’inquiétante. Et pendant qu’ils continuent à débattre sur la bêtise ou les capacités des chiens, ils ne sont pas trop occupés par ma présence. Je virevolte ainsi de confiture de figues à marmelade d’orange vers la mie de pain en passant par le pot de miel (quel délice!) ou le verre de jus d’orange. De temps à autre je me pose sur une main ou le crâne chauve du père. Mais je sais me faire discrète…
Je retourne sur mon lieu de ponte pour m’assurer que tout se déroule comme prévu. Rien à redire de ce côté-là. Le développement de mes œufs est tout ce qu’il y a de plus normal pour la saison.
De retour avec les trois humains, je remarque un mouvement inhabituel. Des valises sont ouvertes et j’y constate du linge plié et différents objets bien rangés. Je survole à distance respectable le chauve qui semble faire des allers et retours entre leur logement de vacances qu’ils occupent depuis plusieurs jours et une voiture noire dans la cour sous les oliviers. Je le suis tant et si bien que j’entre dans l’habitacle de la voiture. Tout ce dont j’avais besoin ! Les rayons du soleil encore faibles à cette heure-ci apportent une chaleur douce derrière les vitres. Gavée juste ce qu’il faut de leur bon déjeuner, c’est donc ici que je vais m’octroyer une bonne heure de repos et de chaleur réparateurs.
Sereine comme rarement, je m’endors sur le tableau de bord. Combien de temps ? Le soleil semble déjà assez haut dans le ciel lorsque je me réveille. Les trois humains sont installés immobiles à l’intérieur et une vibration régulière et peu agréable se fait sentir. Le paysage défile rapidement devant mes yeux. Trop rapidement.
J’ai peur.
Fuir.
À toutes ailes.
Mais dans ma fuite, je me fracasse la tête contre un mur qui ne devrait pas être là: une vitre. Ce n’est pas la première fois que je suis confrontée à cette matière mais ce mur invisible est chaque fois une expérience douloureuse. À cet instant, j’en veux beaucoup à mes haltères qui seraient les restes d’une antique deuxième paire d’ailes. Les abeilles, elles, au moins, sont capables de longs vols stationnaires. Cela me permettrait de mieux appréhender mon environnement. Je reprends mon envol, sous un autre angle, à l’opposé de l’habitacle. Et je m’élance de toutes mes forces, des fois que la vitre puisse céder sous mon poids. Encore un grand coup sur la tête. Le fracas de tout mon corps contre la vitre résonne encore, me parcourant des antennes au bout des ailes. Je tremble de douleur. À moitié assommée, je tombe lourdement et reste inerte quelques secondes à moins de cinq centimètres d’une sandalette du plus jeune humain à l’arrière. Écouteurs vissés dans les oreilles, il bat le rythme de sa musique avec son pied droit, me frôlant à chaque fois dans un courant d’air. Vite, retrouver la force de me mettre à l’abri de cette tong si je ne veux pas finir plat comme une crêpe sur la moquette noire.
Tant bien que mal, je réussis enfin à remonter contre la portière et je m’accroche à la verticale contre la vitre. Le paysage défile sous mes yeux à une vitesse vertigineuse et pourtant, je ne ressens rien. Pas même le déplacement de l’air contre mon corps et mes ailes. Ça va vite. Très vite. Beaucoup trop vite. Je frissonne de peur.
Le soleil est déjà haut dans le ciel et je ne reconnais plus du tout le paysage. En lieu et place des montagnes de mon enfance figure un horizon plat et sans intérêt, parsemé de quelques oliviers et agrumes. Une route aussi droite que large découpe cet horizon en deux. Je pense tout à coup à mes œufs qui sont maintenant de jeunes larves et dont je ne pourrai surveiller le développement, et encore moins les défendre d’une éventuelle attaque d’un oiseau affamé. « Non, maman ne vous a pas abandonnée mes bébés. Mais je suis prisonnière d’une boite de verre et je crois bien que vous allez devoir vous débrouiller sans mon amour… »
– Vous saviez qu’on a ramené un souvenir d’Andalousie ?
Les parents ne répondent pas à l’interrogation de l’enfant. Oui, des souvenirs, ils en ramènent beaucoup.
– Elles t’aiment tellement maman qu’elles ont voulu rentrer avec toi !
– Une mouche ? Oui, je sais. Depuis le départ elle me fait ch…
Les deux parents se relaient régulièrement pour conduire, celui qui conduit laissant l’autre se reposer ou caresser une sorte de rectangle lumineux avec des images dessus. Ça doit être rudement intéressant, bien plus que le paysage qui défile ou les échanges qu’ils ont les uns avec les autres. Parfois même, ils discutent entre eux mais leur esprit semble ailleurs, accroché à cette lumière ; comme s’ils préféraient la présence de ce rectangle lumineux à toutes les choses plus essentielles autour d’eux. Nous, quand une mouche nous parle, on ne regarde pas la boule de lumière! La discussion, quel qu’en soit le sujet, n’a pas moins importance que le soleil ! Il doit être infiniment bienfaiteur avec eux, ce Dieu-Soleil-Portable…
Au petit matin, la voiture s’arrête enfin. Pas comme ces pauses de quelques minutes qu’ils se sont octroyées pour manger ou se dégourdir les jambes. Non. Un vrai arrêt. Il aura fallu que le soleil fasse tout le tour de l’horizon pour que ma prison de verre semble enfin arrivée à bon port.
À bon port, à bon port… c’est vite dit. Je fais vite le tour du port ! Un paysage vert, humide et froid. Dix degrés à tout casser. C’est le petit matin, mais ça me donne un aperçu de ce qui m’attend en pleine journée. Je comprends mieux pourquoi ils ont fait un si long voyage : pour aller chercher la chaleur !
Je pense soudainement à mes petites larves qui ont dû bien grandir depuis hier !
Flash
Une migraine soudaine me prend derrière les yeux, un courant de lumière me traverse la tête. Je me vois allongée sur le dos, sur une sorte de table, les jambes en l’air, avec un gros éclairage au-dessus. Deux femmes, portant un tissu bleu sur la tête et un voile sur la bouche s’affairent entre mes jambes. Un homme, à leur côté, quoique légèrement en retrait, semble tendu. Il a les yeux embués et tiens un appareil photo. Son visage m’est familier autant que peut l’être celui de P’tit Bbzz. Une douleur aiguë, intense, profonde, dans un cri venant du fond de mes entrailles. Délivrance. L’une des femmes tient une grosse larve dégoulinante, mélange d’une sorte de mucus et de sang entre ses mains. Un humain en modèle réduit je crois. Le type, derrière, fond en larmes en tenant la main de sa femme. À croire que c’est lui qui a souffert le martyre ! Franchement, je préfère pondre six cents œufs.
Fin du flash.
Je reviens tout à coup à moi. Fini l’éclairage froid au-dessus de moi. Je retrouve ma vision périphérique ordinaire de mouche.
Un beau mâle se pose tout à coup derrière moi. Pas besoin de me retourner pour le reconnaître :
– P’tit Bbzz ! Mais que fais-tu ici ?
– Ne m’en parle pas ! J’étais coincé dans un gros bac bleu en plastique. Frigorifié… Je me suis posé sur du jambon cru quand soudain, un toit hermétique s’est refermé sur la boite. J’ai cru que j’allais mourir de froid ! Ça fait plus d’une heure que j’en suis sorti et c’est mon premier vol. J’ai l’impression d’avoir encore de la glace sur les ailes…
Je lui demande de me suivre jusqu’à une surface noire en plein soleil. En cinq minutes à peine, il reprend si bien ses esprits qu’il me monte dessus. Mais pour l’accouplement, c’est un peu raté. J’ai beau me tortiller dans tous les sens pour l’aider, mais de toute évidence, toutes les extrémités n’ont pas repris la bonne température.
Je lui parle alors de ma vision avec la larve humaine. Après m’avoir dit que « c’est dégueulasse », il me conseille tout de même de consulter… ou de me taire. Je conclus par lui dire que ça me trouble quand même, ces visions. Et je remarque là qu’en plus des images me viennent d’étranges idées. Il n’est plus question d’images furtives : ça se précise. Les images peuvent être en mouvement, accompagnées de mots, de sentiments de bien-être, de mal-être, voire d’angoisses…
– P’tit Bbzz… J’suis tellement contente de te retrouver !
– Où sommes-nous ? Qu’allons-nous faire ?
– Je ne sais pas où on est, mais on doit être très loin. Le paysage a défilé très longtemps à une vitesse folle. J’ai croisé trois mouches tout à l’heure, elles avaient un drôle d’accent. Elles m’ont demandé d’où je venais. Elles ne connaissaient pas Granada.
– C’est loin de Châteaubriant ? m’ont-elles demandé.
– C’est quoi châteaubriant?
Elles ont pouffé de rire et se sont envolées. L’intégration ne va pas être facile, je le sens…
Cela fait douze jours que nous avons quitté Granada. Nous prenons gentiment nos repères dans ce nouvel environnement mais avons peu de contact avec les mouches locales. Et même avec P’tit Bbzz, les rapports que nous avons perdent en qualité. Il se montre chaque jour un peu plus distant avec moi. Et moi avec lui, je dois bien l’avouer. De mon côté, je m’approche chaque jour un peu plus des humains. Je crois percevoir que plus je m’approche des humains, plus je m’éloigne de P’tit Bzz… Il a bien essayé de me courtiser, comme au premier jour, mais cela ne « prend pas ». Il m’a reparlé de mes – de nos – larves, qui doivent être devenues aujourd’hui de jolies pupes, mais là encore, il n’y a pas de réelles réactions de ma part. C’est d’un œil distant que je pense à elles. Il a également tenté de me féconder à plusieurs reprises, mais je reste fermée à ses avances…
– Mais Lucie, qu’est-ce qui se passe ? Pense à notre avenir ! On a le devoir de nous reproduire ! Si c’est pas pour la forme ou le plaisir, fais-le au moins pour la gloire !
– C’est pas parce que je suis une jolie mouche que je suis forcément à disposition !
– Lucie, tu regardes trop les humains ! Tu finis par te désinsectiser !
– Justement. S’ils utilisent autant d’insecticide, il doit bien y avoir une raison !
P’tit Bbzz s’envole en bougonnant :
– Insecticide, homicide, génocide… Je suis un extralucide et je me sens proche du féminicide !
– Et « Suicide » ! Tu y as pensé ? CONNARD !!!!
Connard. Ça, ça ne rime pas trop. Mais ça soulage.
Flash.
Je suis face à ce fameux rectangle lumineux qui semble ne jamais trop s’éloigner des humains. Je suis assise dans un rocking-chair et une table basse à ma droite. Je bois une gorgée de whisky dans lequel nagent quelques glaçons. Une mouche est posée sur le rebord de mon verre et j’effectue un geste rapide et maladroit pour la faire dégager. Sur l’écran du rectangle lumineux (je sais maintenant que ce Dieu-Lunière s’appelle «portable») figure un petit oiseau bleu. J’effectue quelques mouvements de doigts sur les lettres du clavier virtuel : # b a l a… Je fais une pause en buvant une bonne rasade de mon verre et continue : … n c e t a m o u c h e
J’éclate de rire quelques secondes en lisant mon écran. De l’autre côté de la clôture, le voisin lève une tête indiscrète. Je lui fais un petit signe de la main et il tourne la tête, honteux.
Fin du flash.
Fâché comme rarement, P’tit Bbzz se pose sur le plafond de la cuisine des trois humains qui ont maintenant bien repris le rythme de leur vie. Frustré de n’avoir pu se les vider, huuumm, je veux dire « me déposer sa semence », il est attiré par des phéromones émanant de plusieurs mouches. Certes, sur la quantité de mouches qu’il a devant lui, certaines sont inertes mais pas toutes… Et vu la puissance de ces nombreux phéromones qui s’en dégagent, les femelles doivent être sacrément ouvertes…
P’tit Bbzz tournoie plusieurs minutes autour de toutes ces mouches. L’attirance se fait plus forte encore. Il va enfin pouvoir se soulager dans une belle femelle. Quoique belle ou moche, aucune différence : il a juste besoin de se vider les bourses. Dans ce que j’ai pu constater, les humains arrivent à évacuer leur surplus tous seuls si besoin. Mais nous, notre physionomie de mouche ne nous permet pas ça : on a absolument besoin du sexe opposé pour soulager la tension.
Et plus il s’approche, plus P’tit Bzz se sent sous l’emprise de ces belles femelles qui n’attendent que ça, il le sent bien. Entre le poisson que prépare le chauve pour le déjeuner et la mangue que mange l’enfant, son choix semble déjà fait.
Tout à coup : je gueule :
– Attention ! P’tit Bbzz, derrière toi !
L’humaine tient à la main une sorte de raquette dont je perçois quelques éclairs dans un bruit électrique terrifiant. Elle a de rapides mouvements de bras en visant P’tit Bbzz et en lui courant après. Heureusement, il est plus agile qu’elle et peut changer de direction aussi rapidement que les éclairs de sa raquette électrique.
La bataille dure ainsi quelques secondes et devant la dextérité de P’tit Bbzz, l’humaine abandonne enfin. Je la préférais sur la terrasse devant sa sangria. Elle paraissait plus sereine, plus tolérante à notre égard.
Soulagé, P’tit Bbzz reprend gentiment son souffle accroché au plafond. L’humaine a repris le cours de sa vie en participant à la préparation du brochet que l’enfant a fièrement sorti de l’eau la veille. P’tit Bbzz a certainement raison. Je devrais peut-être m’ouvrir à lui ; la tête du brochet que le chauve met de côté ferait la joie de nos asticots. Je me tourne vers P’tit Bbzz en dégageant quelques phéromones de reproduction. Oui, je me sens prête et ouverte… Mais têtu qu’il est, et certainement pour me faire réagir, il retourne vers les autres mouches qui, il est vrai, « dégagent » bien plus que moi. Ces phéromones sont tellement puissantes que ça en paraît presque irréel !
Je refuse d’assister au spectacle de P’tit Bbzz se reproduisant avec une autre femelle devant moi. Je veux bien que la reproduction soit chez les mouches une nécessité pour perpétuer l’espèce mais il y a tout de même des limites. On n’est pas des animaux non plus ! Enfin… je me comprends. Je sors donc de la maison et m’en vais voir les vaches qui se trouvent à quelques dizaines de mètres seulement, dans le champ en face.
Peu de temps avant la tombée du jour, je reviens sur mes battements dans la maison des trois humains. Pas de P’tit Bbzz. Je l’appelle et fais le tour de la propriété. Rien.
Les dernières nuits, il a dormi dans la litière de Caline, la vieille chatte de la famille. Mais ce soir, la litière est vide. Peut-être est-ce simplement parce qu’elle a été changée et il n’y a aucun intérêt, a priori, à s’y poser. Mais je suis inquiète ; toutes ces dernières nuits, c’est ici que nous les avons passées, tous les deux. L’un contre l’autre. Je retourne dans la pièce où j’ai quitté P’tit Bbzz, avant que je n’assiste au spectacle de l’adultère.
– Lucie ! Ne t’approche pas, c’est un piège !!! Ce ne sont pas les mouches qui dégagent des phéromones, c’est ce foutu ruban ! Les mouches sont toutes mortes de fatigue ! Ça colle aux pattes, ça colle aux ailes. On se dégage une patte et aussitôt, c’est une autre qui est prise ! Ne t’approche pas ! Si tu m’aimes, fiche le camp !!!
Je tourne et virevolte pendant de longues minutes autour de ce ruban jaune-marron accroché au plafond par une punaise. Effectivement, ça sent la femelle. Ça sent même très fort. Mais ça dégage du mâle aussi. Chacun y trouve son compte. Avec ces effluves, je sens monter en moi un fort besoin de m’accoupler. Je me tortille et me trémousse en réaction à ces envies que je ne contrôle plus vraiment. Vite, trouver un mâle, qui qu’il soit. Je suis offerte et largement ouverte. Même pas besoin de faire connaissance ; je le laisserai me prendre sans discuter. L’envie, non, le besoin, est trop fort. Et plus je m’approche de ce ruban, plus ça monte… C’est magique, un ruban jaune.
– Lucie ! Va-t’en ! Ne te laisse pas piéger ! Les seuls mâles ici sont morts ou mourant comme je le suis moi-même! C’est attirance est purement artificielle !
Prendre quelques secondes et réfléchir. Assouvir mon besoin sexuel ou me résigner et fuir à tire-d’ailes, alourdie du souvenir d’un P’tit Bzz qui mourra de fatigue ?
Un flash. Encore :
Je me vois dans une salle de bain embuée, face à un miroir, une serviette blanche sur la tête. J’ai un visage d’humain. De femme plus précisément. Je suis nue et je regarde ma poitrine. Et je me questionne :
– Est-ce la même que l’an dernier, qu’il y a dix ans ? Et si je l’aimais moins, un jour, constatant les ravages du temps sur mon corps de femme encore désirable ? Et mon ventre. Certes un peu flasque. Mais il porte la beauté d’une femme ayant enfanté deux fois. Ce n’est pas une anatomie de jeune fille, certes, mais ce corps porte la noblesse d’une mère, d’une personne ayant donné la vie.
Heureusement, le temps agît sur chacun de nous et ne choisit pas ses victimes. Certains trichent, y compris avec eux-mêmes, en se faisant remodeler. Mais chaque âge a sa beauté et je l’accepte comme ça.
Fin du flash.
La vue du père de mes larves sur le ruban jaune m’est insupportable. Cela fait cinq jours maintenant. Et il est bel et bien mort. De fatigue. Et c’est sans compter les autres qui se sont fait prendre, eux aussi. Je n’ai pas eu la force de les prévenir. Mes pensées vont désormais pour mes enfants qui sont certainement maintenant de jolies nymphes. Et je ne suis même pas là près d’elles pour les accueillir dans leur vie de déjà presque mouche.
Un peu de rosée vient de se poser brutalement sur tous mes yeux. Étrange, de la rosée à cette heure-ci. Non. C’est autre chose. C’est salé. J’ai les yeux totalement embués et j’ai envie de hurler. Je… je suis triste. Je n’ai même plus envie de voler. Et voler par où ? Où que j’aille, je ne verrai jamais mes enfants. Mes yeux s’embuent encore un peu,jusqu’à couler. Et je décide de m’éloigner de feu P’tit Bzz.
Et de changer de maison. Vite.
Flash
J’ai observé mon corps nu de longues minutes devant le miroir. J’ai 56 ans aujourd’hui et je me fais belle. Comme tous les jours, certes, mais particulièrement aujourd’hui où j’ai un rendez-vous pour une rencontre amoureuse en soirée. Je prends la route tout à l’heure pour le Bretagne avec un certain « Kiki ». Je me doute bien que ce n’est que son surnom, mais c’est comme ça qu’il s’est présenté. Il n’y a pas d’âge pour rencontrer, pour séduire et aimer de nouveau.
Mais j’ai besoin de prendre confiance. Un petit rhum est ma béquille. Ok, déjà ma sixième béquille de la journée. Comme tous les jours depuis pas mal d’années maintenant. Je bois pour oublier. Je ne me souviens plus trop ce que je devais oublier, mais je continue à avancer avec cette béquille empoisonnée. Je me suis fait une promesse : si je rencontre l’amour, j’arrête tout. J’ai beau boire chaque jour, parfois abondamment, et surtout à la nuit tombée, mais je ne suis pas dépendante. J’arrête quand je veux.
Toujours dans ma salle de bains, je prends le temps de me faire les sourcils, de rechercher la naissance du moindre poil au menton avec une pince à épiler. Pas de poil au menton. Allons voir les seins ; avec l’âge, ça peut arriver. J’ai les mamelons qui pointent vers le vide affectif mais un homme de soixante ans en a vu d’autres ; il ne devrait pas s’arrêter à ces détails. Je continue mon état des lieux. Mon rasoir se balade du dessus des orteils aux mollets, en passant par le maillot et les aisselles. Mes ongles sont limés et parfaitement dessinés. Je choisis mes dessous : ce sera culotte noire et soutient-gorge rouge. Je me retourne et regarde mon derrière dans le miroir. Ça manque de fermeté, comme le ventre et les seins, et les bras et la peau du cou, mais je reste une belle femme. Le temps est passé par là, mais oui, je peux séduire encore et être la plus belle aux yeux d’un homme de la soixantaine. Et si ce « KiKi » s’arrête à mon physique, c’est qu’il ne me mérite pas.
Ce sera pantalon noir qui moule bien mes fesses et mes jambes et chemisier rouge. Rouge comme mon soutien-gorge que je laisse entrevoir juste ce qu’il faut. Juste assez pour donner envie d’aller voir plus loin, plus profond, mais assez pour ne pas paraître provocante.
Fin du flash
Je fais tout à coup un lien entre les effluves de rhum de « l’humaine » dans mes flashs et cette attirance que j’ai parfois pour des fruits très mûrs au pied des arbres, tout comme cette table d’apéritif lorsque j’ai rencontré cette famille chez moi, près de Granada. Et si j’étais attirée par l’alcool ? Et si cette attirance-là était due à…
D’un coup de battement d’ailes, je balaye cette idée saugrenue et je me dirige vers l’ouest, où le soleil commence à décliner. La fraîcheur arrive peu à peu et il me faut un abri pour la nuit. Je réussis à dénicher un peu de chaleur sous une ruche. La chaleur créée par les abeilles pour maintenir l’essaim à température se ressent jusque sous la ruche. De plus, je serai protégée de la rosée au petit matin et donc dispensée de ma toilette avant le premier décollage !
Mais en attendant, quoi faire, pour la petite mouche que je suis, sous cette ruche grise, en attendant le sommeil ? Que faire d’autre que de vaquer à mes pensées, aussi sombres soient-elles ? Pauvre P’tit Bzz. Je l’aimais bien P’tit Bzz. Il était un peu collant, certes, mais il ne méritait pas de finir scotché à un ruban. Il va me falloir toutefois passer outre mes sentiments ; trouver un autre mâle et contribuer à perpétuer l’espèce. Mais l’intégration ne sera pas facile, je le sais. J’ai un peu le moral dans les griffes et les mouches d’ici ne comprennent pas toujours mon accent andalou.
Nouveau flash
Je suis en voiture et je me dirige vers la Bretagne. Il fait beau. Et je suis belle. Je le vois bien dans le rétroviseur intérieur. Je mâche chewing-gum après chewing-gum au cas où je rencontre une voiture bleu marine. Non pas que j’ai abusé mais je suis forcément au-dessus de la limite. Comme toujours.
Depuis le départ, je suis agacée par deux mouches qui me tournent autour. Héhé ! Avec mon haleine chargée, elles vont être bourrées !!! Bien fait pour leur gueule, je déteste les mouches. Je ne sais pas ce que ces satanées bestioles font sur Terre.
– Paff ! Moins une !!! Bien fait pour sa gueule !
Je surveille la dernière. J’en ai eu une, j’aurai l’autre !
Ça y est. Elle est posée presque en face de mes yeux, juste au-dessus de l’autoradio. Restons calmes. Je l’aurai. Je ne peux pas faire autrement que de l’avoir. Je déteste les mouches au plus haut point. Elles sont inutiles, sales, porteuses de bactéries.
Je prends mon élan de ma main droite, je la regarde fixement et j’approche délicatement ma main, à vingt centimètres à peine. Je vais peut-être me faire mal aux doigts sur le tableau de bord mais peu importe : il faut qu’elle crève, et qu’elle me laisse poursuivre ma route. Satanée bestiole insignifiante. Je la regarde encore. Je la fixe. J’approche ma main. Et Clac ! Je souris, prête à gueuler « victoire !».
C’était sans compter le tracteur qui arrive en face.
Le choc est terrible.
Je ne sais pas si je l’ai eue. Mais le tracteur, lui…
Je me sens légère. Légère.
Mon ectoplasme prend peu à peu de la hauteur et fait une pause à quelques mètres au-dessus de cet amas de ferraille. Je regarde la scène sans aucune amertume. Je suis rassurée : l’agriculteur s’en sort bien. Éberlué, il s’approche de mon cadavre en appelant les secours entre deux bégaiements. J’essaie de lui dire de ne pas s’en faire, qu’il est trop tard et que ce n’est pas grave. Mais il ne m’entend pas, bien entendu.
Soudainement, une énorme mouche, trois ou quatre fois plus grosse que moi, stationne, là, juste devant. Elle se met en vol stationnaire : je ne pensais pas qu’elles étaient capables de telle prouesse. Elle me sourit avec des dents très blanches qui contrastent grandement avec la noirceur de l’insecte. Elle me fait un doigt d’honneur et me balance tranquillement :
– Pour ton rendez-vous, c’est raté. Kiki attendra. Et aussi, ne crois pas que tu t’en sortes si facilement en mourant. Et si par hasard, tu vois des ailes sur ton dos, ne t’imagine pas que ce soient celles d’un ange.
Hasta luego Musca !
Fin du flash
FIN (tout court)
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Hauah ! J’ai adorée ! Je ne verrais plus les mouche pareil maintenant !
Quelle imagination ! A coup sûr, l’auteur a eu une vie animale antérieure.
Je m’empresse de lire le reste.
Bravo. J’adoooore cette nouvelle, cette perspective inattendue. Chapeau Grégoire !