COMME UNE LETTRE À LA POSTE
« La notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible »
Pasteur
Tout commença un matin d’automne. Du moins le suppose-t-on. Difficile d’en être certain. En tous cas, Giuseppe se leva vers 10 heures. C’était les vacances. Deux semaines attendues depuis longtemps. Sa femme, elle, travaillait ce jour-là. A dix heures vingt, il ouvrit sa porte d’entrée et scruta sa boite aux lettres : Trois missives : facture du garagiste, huit cent trente-quatre Euros, carte postale de la frangine en vacances en Californie et une enveloppe blanche, format classique, mais peut-être moins banale qu’elle ne le paraît. Giuseppe, qui était encore un peu dans les nuages, ne réagit pas tout de suite. Alors il l’ouvrit, machinalement. Et c’est au moment où il extirpa la lettre proprement dit que le déclic se fit. Cette écriture, il la connaît : c’est la sienne. Il réfléchit… nulle part il n’avait envoyé d’enveloppe mentionnant ses noms et adresse qu’il aurait écrits lui-même. Délicatement, il déplia le feuillet et ouvrit des yeux exorbités : la même écriture minuscule, hésitante… la sienne !
Quant au contenu…
« Mon cher Giuseppe,
Depuis qu’on se connaît – et pour cause – rends-toi compte que nous ne nous sommes jamais rencontrés, sauf dans les miroirs bien entendu ! Je te propose donc de pallier à cet état de fait en te donnant rendez-vous cet après-midi, sur la plage de Saint-Brévin-les-Pins, près du vieux blockhaus, vers 14 heures.
Arrange-toi pour y être, j’y serai aussi.
Amicalement, Giuseppe. »
« Quelqu’un me fait une blague ?? » s’interrogea t-il sans rire.
Mais il balaya cette hypothèse.
« Ce style, cette ironie, est-ce possible ? »
Machinalement, il se pinça le biceps gauche et se surprit à grimacer.
« Mais qu’est-ce que ça veut dire ? » recommença t-il, le ton grave.
Il se pencha sur la lettre, la disséqua, l’analysa, recherchant le moindre détail qui la trahirait. Il recopia la lettre à la virgule près. Même écriture, même espacement entre les mots, entre les lignes. Incroyable. Il réfléchit, la tête entre les mains, s’arrachant presque les cheveux devenant pourtant de plus en plus rares. Son visage devint pâle et sa main droite rechercha une cigarette salvatrice. Il regarda de nouveau la lettre. Il ne s’agissait pas d’une extraordinaire imitation. L’écriture n’est pas semblable à la sienne. C’était la sienne !
« Je ne me suis tout de même pas envoyé une lettre à moi-même ! »
Il essaya de rassembler ses souvenirs. Rien n’y fit.
Une machination contre lui ?… Et l’écriture… il en était plus que certain : les infimes détails…
Une hypothèse délirante l’effleura, mais pas facile à accepter.
« Tout le monde en parle, tout le monde a quelque chose à raconter à ce sujet, mais il s’agit toujours du frère de l’ami d’enfance de la cousine du beauf d’un inconnu à qui cela pourrait arriver. Mais à moi ! Giuseppe Taglietti ! Merde !! »
Si sa sœur avait été là, elle, la spécialiste connue et reconnue. Mais voilà. Elle se trouvait en vacances l’enfoirée. Au States !
Quoi qu’il en fut, il ne se démonta pas. Puisqu’il s’était fixé un rendez-vous à lui-même, autant y aller ! Il éclata de rire et écrasa sa cigarette… qu’il n’avait pas allumée.
Treize heures quinze. Giuseppe grimpa dans sa vieille Citroën et laissa les bouchons de la circulation nantaise derrière lui pour prendre la direction de Saint-Brévin. Quarante-cinq kilomètres à parcourir pour vérifier l’absurde. Il alluma son auto-radio. Une mélodie lui parvint : Know who you are, dernier morceau d’un groupe créé de toutes pièces par une maison de disques.
À treize-heure-quarante-cinq, il gara sa voiture sur le parking attenant à la plage et en descendit. Un air vif et piquant l’assaillit. Il remonta son col et alluma une cigarette. Le blockhaus se trouvait à deux cent mètres environ au sud de la plage, déserte à cette occasion. La marée était basse et Giuseppe sentit le sable fin pénétrer dans ses chaussures de ville. Pas l’ombre d’un lui-même à l’horizon. S’approchant du blockhaus, il balaya du regard les environs immédiats avec un peu d’agacement.
« Évidemment, se dit-il, j’ai vraiment été stupide d’imaginer… »
Le vent lui apporta soudain un bruit de moteur qui devint très vite évanescent. Un son qu’il connaissait assez bien. Un son de Citroën SM au pot d’échappement dont l’usure se faisait ressentir chaque jour un peu plus. Et sur le parking, il n’y avait qu’une seule voiture : la sienne. Giuseppe prit ses jambes à son cou et rejoignit illico le parking : vide !
« Je m’suis fait avoir, mais par qui ? »
Avisant un bar, Giuseppe decida d’aller s’octroyer un petit remontant. Il entra. Hormis le patron, un gros moustachu ressemblant plus à un routier qu’à un patron de bar et une vieille dame enmitoufflée des pieds à la tête, le bar était désert. Il s’assit à une table près de la cheminée et alluma une autre cigarette.
« Je n’ai plus qu’à faire une déclaration de vol ! Conclu t-il. »
C’est alors que le patron s’approcha de Giuseppe, le sourire aux lèvres.
– On écourte les balades, de ce temps-là !
– Oui, effectivement.
– Que reprendrez-vous cher monsieur ?
Giuseppe sursauta et laissa glisser sa cigarette entre ses doigts.
– Que dites-vous ? Ça fait des lustres que je n’ai pas mis le pied ici !
L’autre le dévisagea sans comprendre.
– Vous êtes sorti de chez moi il y a cinq minutes à peine !…
Et, avec un sourire ironique :
– Vous n’êtes pas amnésique des fois ?
Giuseppe vira sans transition au blafard et devint aussi immobile qu’une statue.
– Donnez-moi un grand café s’il vous plaît.
Le patron, songeur, se recoiffa la moustache en l’observant et ajouta :
– Vous êtes sûr que ça va ?
– Oui… oui, je suis juste un peu fatigué, mais ça va.
– Pourtant, tout à l’heure, vous étiez en pleine forme, assura le barman. Vous avez même dit « je vais pouvoir rentrer chez moi. »
Giuseppe considéra le barman en essayant de réfléchir.
– Et… euh… je n’ai rien dit d’autre ?
Face au sérieux de Giuseppe contrastant avec le loufoque de la situation, le barman éclata de rire.
– Vous êtes marrant, vous !… Non, vous avez ajouté… attendez… « Ça fait depuis hier après-midi que je suis à la porte de chez moi ».
Puis, s’approchant de Giuseppe, goguenard :
– N’auriez pas fait une petite blague à votre femme qui vous aurait flanqué dehors ?
– Ah ! Vous, on ne peut rien vous cacher, répondit Giuseppe bien décidé à jouer le jeu pour mettre un terme à cette conversation de fous.
L’homme regagna le bar tandis que Giuseppe se sentit des vertiges et essayait désespérément de faire le point :
« Plus de doute, il y a un autre Giuseppe Taglietti en liberté… et qui cherche à entrer chez moi, dans ma vie ! Incroyable ! D’où sort-il ? A t-il toujours existé ou vient-il de surgir brusquement ? Et d’où ? Aberrant. Irrationnel. Moi, Giuseppe Taglietti, totalement athée, ne croyant que ce que je vois, mais qu’est-ce qu’il m’arrive, mon Dieu ! Je deviens peut-être fou. Je vais mourit. C’est comme ça que ça commence, la fin ? Oh ! Mon Dieu ! Je vais mourir ! »
Il se pinça une nouvelle fois, espérant se réveiller dans son lit, dans les bras de sa femme. Nouvelle déception. Sa femme, elle, serait de retour dans une heure et demie. Jamais elle ne lui avait manqué autant qu’à cet instant. Mais l’autre ! Il y serait aussi ! La possibilité d’une rencontre avec lui-même le glaça d’effroi. Et puis… quelque chose lui disait que c’était impossible, qu’il y aurait toujours la fuite de l’un ou de l’autre.
Il avala d’une traite son grand café et alla payer au bar.La vieille dame se leva et s’approcha de lui.
– Pardonnez-moi monsieur, mais il me semble que vous avez de sérieux ennuis, non ?
Giuseppe se retourna et la dévisagea. Elle devait bien avoir soixante-quinze ans, mais il devina dans ses yeux gris une jeunesse et une lucidité hors du commun.
– Madame, je ne vous connais pas et je ne puis vous dire ce qu’il m’arrive aujourd’hui. Excusez-moi, je suis fatigué, ajouta t-il en regagnant la sortie.
– Ne cherchez pas à comprendre, à essayer de comprendre. Fiez-vous seulement à votre intuition et vous verrez, bientôt, tout rentrera dans l’ordre.
– Je ne comprends pas, ajouta Giuseppe en se retournant vers la vielle femme, expliquez-vous.
– En essayant de comprendre, vous ne faites que poser des barrières entre vous et la providence. Je n’ai rien d’autre à vous dire, simplement parce qu’il n’y a rien à ajouter.
Giuseppe fixa la vieille femme quelques secondes et constata qu’il venait de retrouver son calme. Il ouvrit la porte du bar et sortit.
La température extérieure lui sembla avoir encore baissé. Il releva son col, rentra au maximum la tête dans les épaules et se dirigea vers la cabine téléphonique de la plage. Là, il appela un taxi, qui bientôt, le conduisit à Nantes. Le chauffeur l’arrêta sur la petite place du marché, à cinq minutes à pied de chez lui. En effet, il avait envie de marcher un peu. Et c’est là qu’il se trouva confronté à la dure réalité. « L’autre Giuseppe doit être chez lui… chez moi… chez nous à cette heure-ci, à attendre patiemment le retour de ma femme… »
Giuseppe se remémora les paroles rapportées par le barman : « je vais pouvoir rentrer chez moi, ça fait depuis hier après-midi que je suis dehors ! »
Il regarda autour de lui, ne sachant trop s’il devait rentrer ou attendre encore quelques minutes pour réfléchir. Il scruta l’horizon, se retourna même plusieurs fois. Avec une extrême minutie, il observa la rue, les trottoirs, la lace du marché, les murs, les parterres encore un peu fleuris à cette saison. Et le vent. Toujours vif et piquant. Pourrait-il lui apporter quelque chose, le vent ?
Il prit la direction de son habitation et là, à trente mètre environ, il aperçut un bambin d’une dizaine d’années déposer une lettre dans la borne jaune. Alors, lentement, un sourire franc se dessina sur son visage fatigué. Giuseppe entra dans un bar-tabac-presse, acheta du papier, une enveloppe et un timbre. Il commanda un café, s’assit à une table et commença à écrire :
« Mon cher Giuseppe,
Depuis qu’on se connaît – et pour cause – rends-toi compte que nous ne nous sommes jamais rencontrés… »
Et, à haute voix, regardant le patron du tabac-presse :
– Demain, je vais pouvoir rentrer chez moi !
FIN.
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Ref : CM-4-30-84-212
Excellent! J’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de cette nouvelle, qui éclaire une matinée quelque peu désoeuvrée par manque de réponse de clients aujourd’hui (je travaille aussi dans la rédaction web). Le ton est juste, les dialogues et pensées du personnage bien vivants et nous plongent dans un texte dont la réalité est crédible alors même qu’elle est absurde! J’avais hâte d’arriver à la fin pour voir comment tout cela allait se conclure en pensant : ” mais comment l’auteur va-t-il s’en sortir pour terminer cette histoire? ” et je n’ai pas été déçu!
Merci pour ce commentaire encourageant ! Mais à vrai dire,à la fin, moi non plus je ne savais pas comment j’allais me sortir de ce merdier…