L’apprenti-robot
à Patrick G. mon chef de service à une époque pas si lointaine.
Visage abattu, cheveux poisseux et hirsutes, démarche mal assurée : Giuseppe Taglietti, le type d’individu auquel il est difficile de donner une étiquette. En apparence, c’est un être insolite, un traîne-botte au regard vide, un introverti insensible, presque animal, coupé du monde extérieur, d’un hermétisme rebutant, pas loin de l’autisme. Celui par qui tout peut arriver. L’incapable. La tare endémique. Le raté.
En réalité, c’est un être perdu, sans appui, sans base crédible, incompris, incapable de s’intégrer dans le système social.
Taglietti traîne ses godasses sur le trottoir hérissé d’interdictions de toutes sortes. Quel comportement adopter pour se fondre dans la foule, paraître normal, s’identifier à l’individu moyen ? Il entrevoit là une solution provisoire, l’échappatoire qui lui permettra d’éviter l’asile psychiatrique, le ghetto des inadaptés. Se donner une étiquette et l’exhiber devant des gens qui aiment classer leurs semblables (d’ailleurs souvent une fois pour toutes). Cette étiquette choisie par Taglietti sera celle de l’individu stéréotypé. Le type passe-partout. Pas trop idiot, pas trop intelligent non plus. L’imbécile moyen convaincu parce qu’endoctriné dès son plus jeune âge qu’il a besoin de la société telle qu’elle est.
En prenant cette décision, il sait qu’il emprisonne l’esprit derrière les barreaux du conformisme. Aliénation et asservissement de l’esprit constituent la rançon de l’intégration dans le groupe. A moins de tricher. Il est vrai que le monde est plein de gens qui font semblant. Giuseppe Taglietti regarde ses mains. Il sait qu’il aura du mal à les empêcher de trembler quand il les obligera à faire ce que font les autres. Heureusement pour lui, il existe des solutions pour pallier à ce malheureux état de fait : drogues en tous genres permettent de supporter le rythme, de tenir. Rien de bien naturel, certes, mais il n’a pas vraiment le choix. Il accepte l’ultimatum. Sa décision étant prise, il se met à changer de peau. Il s’enferme dans un complet veston, se refait une tête. Il réussit sa réinsertion sociale dans une administration de l’autre côté de la ville.
Le voici à présent dans un somptueux bureau moderne, épuré, devant un ordinateur portable et un tableur. Lui, c’est le chiffre qui l’intéresse. Le chiffre ! Ses rapports avec ses collègues sont du style « hypocritement votre ». Taglietti se déshumanise peu à peu en se bureaucratisant. Il devient sûr de lui, et par là même, conscient de l’infériorité, de la gentillesse, de la faiblesse des autres sur lesquels il exerce ses actes de violence, il ne tarde pas à grimper les échelons et à affirmer sa nouvelle personnalité riche en pseudo-qualités bien cotées dans l’esprit des personnes bien pensantes.
À force de faire semblant, Taglietti n’a plus besoin de ce masque qui est devenu son véritable visage. Sa situation est devenue irréversible. Il se sent accepté, respecté même. Mais il souffre d’une solitude perpétuelle. Ses contacts avec autrui deviennent factices : phrases toutes faites, réponses stéréotypées, normalisation, sens des convenances, hypocrisie, fausses consciences, mascarades, parodies. Son véritable Moi, Taglietti l’a perdu.
Ne sachant plus très bien où il en est, il se tourne vers une psychothérapie. Un psy tout à fait compétent lui propose un séjour dans une maison de repos. Il suit le conseil du praticien. Au bout de deux mois, il en ressort dans un état psychique inattendu ! Dès lors, visage abattu, cheveux poisseux et hirsutes, démarche mal assurée : Giuseppe Taglietti, le type d’individu auquel il est difficile de donner une étiquette. En apparence, c’est un être insolite, un traîne-botte au regard vide…
FIN.
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