Pauvre type
Une nouvelle de Christophe GREGOIRE
C’était toujours comme ça. Depuis deux mois où j’habitais le quartier, quand je garais ma vieille Volvo, là, à quelques mètres, il y avait ce type qui tendait une main crevassée contenant deux ou trois pièces jaunes.
Il était toujours assis en tailleur sur le trottoir, à la sortie de la place de la Duchesse Anne, près du château. Et chaque soir, quand je descendais de ma voiture, je le voyais sans le regarder. Peut-être parce que moi, j’avais une situation plutôt correcte par rapport à cet homme qui lui, n’avait que ses vieilles guenilles en velours râpé et des grosses godasses trouées. A coté de tout cela, un clebs hargneux montrait de temps à autre des crocs dégueulasses. Et chaque soir, quand je rentrais chez moi, avant même de me désespérer devant l’évier dégueulant de verres de plusieurs jours, mon regard allait pour cet homme que, pour une raison que j’ignorais, j’avais fini par surnommer Albert.
En cette fin journée où le temps bretonnant me glaçait le dos depuis plus d’une semaine malgré l’été, je montai chez moi et laissai tomber Albert. Je courus me chercher un verre, une bouteille de whisky que j’entamai et allumai la télé où PPDA prit sa tête de chien battu pour nous annoncer l’ouverture d’un festival de Jazz, je ne sais trop où en France. En voyant son visage affligé, je m’attendis à ce qu’il annonçât un attentat au moment de l’ouverture officielle, mais il n’en fut rien. C’était sa tête normale pour nous annoncer un événement de ce type. Je bus une gorgée, me dirigeai vers la fenêtre et me questionnai: « Et si je l’invitais, Albert? » L’idée me parut bonne, mais le temps que je regarde se décomposer le visage du journaliste, Albert s’était enfui. Tant pis. Ce sera pour demain.
Albert était parti et bientôt, ce fut le tour de PPDA. Maintenant, après que quelques industries eurent vanté leur dernière lessive ou leur toute dernière trouvaille en matière de constipation, rien que pour le plaisir des yeux, j’avais droit au charmant décolleté d’une présentatrice de la météo. Tous les jours des vêtements nouveaux, avec un décolleté nouveau. Presque une poitrine nouvelle. Mignonne, et pas bête avec ça ! Je la mettais haut dans mon estime. (Bon, d’accord, jeu de mots lamentable. Pardonnez-moi…)
Nous devions être sensiblement du même âge avec Albert; la quarantaine grisonnante. Et puis l’alcool. Moi, ça ne se voyait pas encore trop sur ma gueule, juste les cordes vocales noyées dans le Jack Daniel’s. Et oui, chacun son truc. Lui, c’était le gros rouge qui tache -même et surtout la peau- et moi le whisky qui désinfectait à l’intérieur, qui faisait des glouglous quand ça descendait et qui se concluait le plus souvent par un rot que je laissais échapper dans le silence de ce studio sans enfant, sans femme, sans âme.
Soudain, le bip aigu et électrique du téléphone que je portais à la ceinture me fit sursauter. Le numéro de téléphone de Muller qui s’afficha ne présageait rien de bon.
— Taglietti? C‘est Muller. Un contrat pour toi. Le Cloarec, Maire du Porsic. Il s’oppose au projet d’ouverture d’un Casi…
— J’me fous de ses idées ! Combien ?
— Dix.
— Tu te fous de moi ? Un Maire ? Dix-huit, pas moins !
— O.K. Ça marche pour douze patates.
— Douze mille ? D’ac’. Mais pas avec moi. Pour ce prix là, t’as qu’à demander à un débutant. Ça grouille dans les banlieues. Y’en a qui ne demandent que ça, toucher douze briques pour coller une bastos dans la tronche d’un mec. Maire ou pas. Et après les indices qu’il aura laissés derrière lui, t’as intérêt de courir très vite si tu veux profiter de ta retraite!
— Giuseppe, tu m’emmerdes ! T’es de plus en plus demandeur. Si tu continues comme ça, tu vas toucher plus que moi !
Je n’aimais pas qu’il m’appelle par mon prénom. Les affaires nous interdisaient tout signe d’amitié, toutes relations autres que celle qui nous liaient depuis bientôt six ans.
Le Boss soupira, s’alluma une Dunhill et reprit d’un ton plus calme:
— Bon ! Ça marche pour dix-huit. Dix dans une heure sur le port, près du bateau-musée et le reste quand le boulot sera fait.
— O.K. Bye !
Une heure plus tard, la grosse Mercedes de Muller m’attendait entre deux hangars désaffectés du port de Nantes. Hangars que j’aurais bien aimé voir un jour s’écrouler sous le poids des années. Le grand maigre dans sa 500 SE aussi, d’ailleurs. Mais ça, c’eût été impensable, j’avais besoin de lui autant que lui avait besoin de moi. Il m’offrait le boulot et la protection des flics (et pour cause) et sans mon travail fait en temps, en heure et sans bavure, il se serait très vite retrouvé avec un petit trou de 9 mm sur la tempe, faisant une cicatrice de plus sur sa tronche acnéique.
J’arrêtai ma voiture à environ deux cents mètres de la sienne, face aux vieux immeubles colonialistes, sur le Quai de la Fosse. Je lui fis trois appels de phare et bientôt, il descendit de sa Mercedes. Santiags en croco en premier, valise bourrée de Montesquieu ensuite.
Arrivé à deux pas du nez de ma voiture, une énorme déflagration de couleur jaune et ocre se produisit, faisant voltiger de part et d’autre des bouts de ferraille des hangars et du verre des immeubles du Quai de la Fosse. Comme si l’Afrique avait fait un clin d’œil à Nantes endormie. Plus de Mercedes, plus de hangars, mais un Muller immobile, décoiffé, chiffonné et blanc comme la poudre qui lui rendait les yeux si dilatés, toujours debout face à moi.
Sans réfléchir, j’ouvris la porte droite de la Volvo, il monta et nous partîmes dans un crissement de pneus en direction du centre-ville. Sur le chemin, la mélodie la plus détestable à mes oreilles jouait en rythme avec les éclairs bleus des gyrophares des flics.
— Tiens, ils sont de sortie, ce soir, tes potes ! lançai-je froidement à Muller qui avait repris ses couleurs habituelles.
Il ne répondit pas. L’air amusé, je tournai la tête dans sa direction quand je le vis tout à coup virer de nouveau au blanc très clair.
Il tenta d’ouvrir la bouche, comme un bègue excédé de son handicap et balbutia:
— M… Mon… Mon pote !
— Quoi, ton pote ?
— Eb… Ebner… Il… Il est resté dans ma bagnole !
— Ouais ! Bah ! T’en fait pas. Il doit être cuit à cette heure-ci. Et nous aussi si on y retourne !
— Non seulement tu lui colles une balle dans le genou, y’a treize ans, mais de plus, tu le laisses crever dans ma bagnole !
— Et Alors ? T’as qu’à retourner le chercher ton pote, si tu y tiens tant que ça ! Toi, le camé jusqu’aux os, tu dois bien avoir une petite cuiller qui traîne dans le fond de tes poches ! De toutes façons, ton pote, c’était un con…
— T’es vraiment un fumier, Taglietti ! Gloussa t-il en appuyant sur la première syllabe de « fumier ».
Décidément, il avait progressé. Il m’avait appelé par mon nom et sans bégayer.
— Non. J’suis un tendre.
Je le déposai à un arrêt de tramway, avec son costard froissé et ses cheveux en bataille qu’il recoiffa énergiquement de sa main droite.
— Tu me déposes là, comme ça ? Tu peux pas me raccompagner chez moi ?
— Tu veux pas que je te suce non plus ?
D’un geste rapide, j’enfouis ma main dans la poche intérieure de ma veste quand, par réflexe il me sortit son Mauser, objet certainement hérité de son père qui avait été membre de la Gestapo durant la dernière guerre. Quand il vit le cuir marron de mon portefeuille, il baissa le canon de son joujou et je lui tendis un billet de cinquante Euros.
— Tiens , t’as qu’à te payer une bière et un taxi. Allez ! Bonne soirée l’autrichien !
J’enclenchai la première et le regardai dans mon rétroviseur. « Pauvre type ! » me dis-je alors tout haut après un léger soupir.
*
* *
Nous nous étions connus à Marseille cinq ans plus tôt, Muller et moi. Ce jour-là, un ami était venu me chercher aux « Baumettes », où j’allais jouir de ma première permission à dix-huit mois de la fin d’une peine de huit ans. Muller, flic à six ans de la retraite, avait pris sur son temps libre pour me filer.
« — Qui c’est ce type ? me demanda Paulo qui avait bien remarqué cette voiture rouge dans le rétroviseur depuis près de quinze minutes.
— C’est Muller, un flic corrompu, un copain d’Ebner. Mais t’en fait pas, on fait comme si de rien n’était et on va au café. »
Muller m’en voulait un peu. Il n’avait pas supporté que, quelques années plus tôt, je fasse un petit trou de 7,5 mm dans la rotule de son collègue, lui aussi bien pourri, pour lui demander de me foutre la paix. Les gens se vexent pour un rien, c’est pas ma faute. Et leur susceptibilité m’avait coûté huit ans. Et voilà, durant ce week-end de permission que j’avais passé dans le bar que j’avais acheté quelques années dans le passé, j’ai fait la connaissance dudit Muller.
Après la fermeture du café, à deux heures et demie du matin, je suis allé voir Muller qui me surveillait dans sa voiture non loin de là.
D’abord, il fit une drôle de tronche quand il me vit m’approcher, puis il se rendit à l’évidence; c’était bien lui que j’allais voir. Il baissa sa vitre, et je pris la parole:
« — Monsieur Muller ?
— Heu… oui ! répondit-il gêné.
— Dis donc… j’ai un type dans mon bar qui s’est emmêlé les deux mains à une chaîne et un cadenas à un radiateur…
— Mais t’es cinglé Taglietti ! C’est pas comme ça que tu dois t’y prendre pour sortir dans un an et demi !
— Ouais… T’as un peu raison. J’avais cru faire une bonne action. Allez, salut !»
Je m’en retournai au bar, fis un clin d’œil à Paulo et pris le mec en question en photo avec mon mobile. Je sortis de nouveau du bar et m’approchai de Muller:
« — T’es vraiment naze, Taglietti ! Sache que j’ai appelé mes collègues !
D’un regard, je scrutai l’intérieur de sa voiture et pris de nouveau la parole:
— Ah! Ouais ? T’es même pas crédible Muller. Ça m’étonnerait bien que tu sois de service à cette heure ci. Les gens de ton âge, on les envoie se coucher à vingt et une heures !
— Bon ! Qu’est ce que tu me veux ?
— Oh ! Pas grand-chose. Juste une remise de peine et pourquoi pas… une petite participation à ta prime de promotion !
Muller ne répondit pas. Je baissai les yeux et continuai:
—Tu te souviens que j’ai laissé ma femme et ma fille de quatre ans dans un attentat ici à Marseille il y a dix ans?
— Ouais, et alors ? C’est pour ça que tu me demandes du fric et que tu accroches un pauvre type à un radiateur?
— Ouais. C’est pour ça. C’est parce que j’aime pas les poseurs de bombes. Il se trouve que le mec qui s’est épris de mon radiateur est vivement recherché partout en France. Mohammad Salem. Tu connais ?
— Salem ? Et comment je vais croire une chose pareille, Taglietti. Ce genre de hasard, ça n’arrive que dans les téléfilms ou les polars. Tu me prends pour un con ?
— Pas seulement. Regarde cette photo. Je viens tout juste de la prendre… et si tu regardes bien avec tes petits yeux, y’a même la date et l’heure. »
Muller resta bouche bée. J’avais bien entre les mains un terroriste.
« — Et alors ? Et maintenant ?
— Maintenant ? Bah… C’est toi qui vois ! Soit je relâche le mec et t’as rien vu puisque à cette heure-ci, t’as rien à foutre dans mes pattes et dans ce cas-là je patiente encore un an et demi, soit je te garde Salem au chaud et tu reviens dès que possible avec un petit arrangement que tu auras mis au point avec le juge.
— J’marche pas dans ta combine, Taglietti.
— Tu sais… moi je m’en fous. Une retraite de petit flic à la con, ça va pas chercher bien loin. Par contre, une bonne fin de carrière avec les encouragements de toutes sortes du préfet ou même du Ministre de l’Intérieur… Allez, bonne nuit Muller! »
A onze heures le lendemain matin, alors que Salem était bien sage dans la cave entre un fût de Kro et un casier de jus d’ananas, Muller se rendit au bar et commanda un Porto.
« — Alors, bien dormi Taglietti ?
— Pas terrible, mais mieux que Salem. Il a pas arrêté de brailler de toute la nuit, l’enfoiré. Il a fallu que je descende cinq fois pour l’assommer. Il s’est même pissé dessus ! Ça me faisait penser aux gosses. Là, il s’est calmé.
A cet instant, je lui montrai d’un signe de tête les deux bouteilles de whisky de mauvaise qualité et un entonnoir blanc sale où figurait une jolie inscription en relief: Tupperware.
Je continuai:
— Ça doit être l’effet du biberon…
— Tiens, me fit-il, j’te file ça. Le double est en ce moment même sur le bureau du directeur des Baumettes. Tu peux y retourner demain pour prendre tes affaires. Je me suis arrangé avec le juge, tu es libéré. »
Quelques mois plus tard, vers vingt heures, une grosse Mercedes s’arrêta juste à la porte du café. Muller en sortit, le sourire aux lèvres; il venait d’obtenir un poste d’alcoolique à temps plein au Ministère de l’Intérieur, à Nantes.
« — Champagne pour tout le monde ! » s’écria t-il comme un sourd.
On était deux dans le bar. Muller compris.
À minuit et demi, pas un client n’était encore entré. Le cendrier était plein de petits Davidoff et cinq bouteilles de Dom Perignon gisaient entre nous sur la table.
« — Et les affaires, ça marche pour toi ? demanda t-il si soudainement que je lui crachai de rire une demie coupe de champagne sur son costard gris.
— Comme tu vois… »
C’est là que j’acceptai sa proposition. Un travail à Nantes. Très bien payé. Et pas fatigant du tout.
*
* *
Bon, maintenant, revenons à nos moutons, juste après l’explosion de la jolie Mercedes de Muller.
Le lendemain, donc, j’avais loué une chambre d’hôtel sur le port du Porsic sous le nom de Grégoire. J’avais pris ce pseudo parce que c’était celui d’un pauvre type qui était venu m’emmerder un soir chez moi pour que je lui donne des idées pour écrire un polar. Ecrivain à la con de la banlieue nantaise. Aujourd’hui, il devait certainement chercher son inspiration dans les vapeurs de bière à 3 balles la douzaine qu’il devait s’enfiler en regardant jaunir une feuille blanche. Je m’installai donc sous ce pseudonyme dans cet hôtel touristique au nom pour le moins original: l’Hôtel du Port.
Juste en face, une propriété style fin XVIIIème regardait le port. A côté, dans une petite baraque du même style que l’hôtel particulier, depuis trois jours, une nana d’environ vingt-cinq ans s’envoyait en l’air une bonne partie du temps avec des hommes plus âgés qu’elle. Rarement les mêmes. Tout ça avec la fenêtre ouverte.
Merci mademoiselle.
Vers dix-neuf heures, elle quittait ses vêtements moulant et ses jolis dessous rouge satinés pour se démaquiller et prendre une douche. J’aimais bien la regarder prendre sa douche. Quand elle sortait de la salle de bains, elle enfilait une culotte et un sous-tif blancs ordinaires sous une robe tout aussi ordinaire, blanche à petites fleurs bleues. Elle se faisait une queue de cheval, s’arrangeait pour que celle-ci semble avoir vécu toute la journée. Après quoi elle quittait cette petite baraque pour aller dans l’autre, plus grande, celle du Maire. Le soir, vers vingt heures, quand papa Le Cloarec rentrait de la Mairie et maman Le Cloarec de son cabinet médical, mademoiselle, elle, reprenait ses airs de demoiselle respectable. Plus tard dans la soirée, quelquefois, elle aidait son petit frère à ses devoirs de vacances. C’était le début de l’été, il n’y avait pas d’école, mais les bourgeois, on sait comment c’est, quitte à bouffer l’enfance de leurs chiards, ils veulent absolument en faire des surdoués. D’ailleurs, la frangine passait son temps dans ses cours de gynéco. Élève consciencieuse.
Le soir du 29 juin, je me souvins d’un jeune qui, à sa sortie de prison deux semaines dans le passé, cherchait un petit job. Je lui proposai de se réinsérer en acceptant mille-cinq-cent Euros pour travailler en sous-traitance avec moi. Je lui prêterais donc ma chambre d’hôtel pour une soirée.
— Cinq-cent balles maintenant, et le reste quand le boulot sera fait.
— O.K. Mec ! me répondit-il en me tapant dans la main.
Le lendemain, à l’ordre du jour du dernier conseil municipal de l’année, figurait le projet d’ouverture du casino du Porsic. Une des personnes opposées à ce projet : Monsieur le Maire. Ce soir là, je m’étais arrangé pour rencontrer par hasard une certaine Valérie-Anne.
Je l’emmenai sur une plage toute proche. Au loin, entre deux dunes, des jeunes fumaient de l’herbe autour d’un feu en écoutant les Doors. Nous marchâmes quelques minutes côte à côte sur la plage quand soudain, nous fûmes envahis par nos impulsions bassement animales. Elle commença à m’enlacer, nous nous embrassâmes longuement et fougueusement. Je la basculai doucement sur le sable et elle commença à me déshabiller tendrement du regard. Il me semblait connaître son parfum doux et épicé, lancé quelques années plus tôt par un grand couturier et parfumeur parisien. A moins que, comme l’évoquait son nom qui était proche de « raybanne » ou quelque chose comme ça, c’eût été un lunettier. A cet instant, je regrettai d’avoir plus de nez que de culture générale. Toutefois, mon nez n’était pas la seule partie de mon anatomie à me rappeler son existence.
Entre deux baisers, je déboutonnai son chemisier et passai ma bouche sur sa poitrine. Bien ferme. Je fis descendre sa jupe à ses chevilles et la caressai à travers sa petite culotte rouge satinée. De la soie je crois. Nous étions tellement concentrés à notre besogne que nous en avions oublié la mer qui montait, le sable qui la démangeait et moi le Maire qui dérangeait. Nous recommençâmes cinq fois encore. Non, trois. Enfin… à peine deux. Nous nous entraînâmes mutuellement vers l’océan où nous prîmes un long bain de minuit. Une fois séchés, elle décida de me payer un verre à une terrasse.
J’acceptai sa proposition.
La terrasse était bondée. Malgré tout, une petite table attendait avec une seule chaise.
— C’est pas grave, lui dis-je, tu n’as qu’à t’installer sur mes genoux.
— Tu rigoles ? Pas ici ! Tu pourrais être mon père !
« Justement, parlons-en de ton père ! », pensai-je souriant.
Le barman m’apporta une chaise.
— Qu’est-ce que tu as à te marrer ? bafouilla t-elle en décroisant ses longues jambes, de sorte que je vis sa petite culotte rouge satinée, l’espace d’une seconde.
— Je te trouve belle.
— Comment ?
Elle n’avait rien entendu, à cause des pompiers qui passaient avec leur petite musique de nuit.
C’est vrai qu’elle était très belle. Valérie-Anne avait un petit nez légèrement en trompette, des sourcils parfaitement dessinés, des incisives légèrement écartées, de longs cheveux blonds et des yeux bleus-gris. Quelquefois même, ils tiraient un peu sur le vert. Elle me rappelait Gwenola, une femme que j’avais profondément aimée dans le passé.
« — Ils ont tiré sur le Maire !! »
Des jeunes, comme affolés, criaient ça dans la rue.
« — On a tiré sur le Maire !! »
— Papa ! hurla Valérie-Anne.
Je la regardai, l’air étonné.
— Papa ! Ils ont tué mon père ! hurla t-elle, de plus belle.
Elle se leva et se dirigea en courant vers la Mairie toute proche. Elle courrait plus vite que moi. Je la rejoignis tout de même sur la place de la Mairie. Elle avait arrêté de hurler. C’est chiant une femme qui hurle. Elle pleurait, à présent. C’est beau, une femme qui pleure.
Lorsque j’arrivai sur les lieux du drame, trois types étaient allongés sur le macadam qui avait pris de nouvelles couleurs. Le Cloarec, qui avait s’était fait loger une balle dans le poumon gauche et une autre dans le cou, un flic qui avait la tronche défoncée par deux balles de gros calibre (ça lui donnait un genre, ce 11,43) et un petit jeune qui portait encore dans la main cette arme de gros calibre. Celui-ci, mon sous-traitant, avait pris une balle en plein cœur. Du 7,56. On a les moyens ou on les a pas. Jusqu’au bout, il aura vu petit…
Un touriste aboya, à quelques mètres:
— Qu’est-ce qui c’est passé ?
Il me faisait marrer ce touriste. La cinquantaine mal conservée, une casquette de marin, la Gitane au bec, un tee-shirt blanc avec le logo de la Poste, un short bleu marine soutenu par des bretelles, des chaussettes de tennis remontées à souhait et des sandalettes en cuir. Il me faisait marrer ce touriste, mais je préférai garder mon sérieux et mon air grave.
— J’sais pas, j’arrive ! lui répondit un autre.
Valérie-Anne était accroupie tout près de son père et semblait l’embrasser. Je lui mis la main sur l’épaule pour la retirer de ce spectacle macabre. Elle fondit dans mes bras. Je sentis sa petite poitrine bien ferme sur mon épaule. De temps à autre, quelques reflux de son parfum dont je ne me souvenais toujours pas le nom me hantaient. C’était bon. Même comme ça, le visage défiguré par la souffrance, elle m’aurait encore fait triquer comme un âne si je n’avais pas senti ce picotement derrière la nuque qui me fit sursauter.
Soudain, sa jolie frimousse était maculée de sang. Elle ne broncha pas. Je tournai la tête d’un quart de tour et vis Muller qui tenait son Mauser encore fumant.
« — Pauvre type » semblait-il dire.
Je m’écroulais aux pieds de Valérie-Anne, merveilleusement belle.
Dans un dernier regard, je levai mes yeux le long de ses fines jambes. Je vis une petite culotte rouge satinée.
De la soie, je crois.
FIN.
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