Mon flamant-rose
Un conte de Christophe GRÉGOIRE
à tous les déracinés
Lorsque je me réveillai, une terrible envie de hurler me parcourut le corps, mais, transi de froid, je n’étais capable de rien. De rien d’autre que de demeurer là, immobile, stoïque, dans ce brouillard humide de novembre.
Les jours et les nuits se succédaient, mais il me semblait vivre sans cesse dans cette moiteur épaisse et suffocante. M’avait-on oublié ? M’avait-on abandonné là, dans ce drôle d’endroit avec, je les voyais au loin, d’autres que moi ? Qu’allait-on faire de moi ?
Pourtant, régulièrement, je n’entendais que des compliments : « Qu’il est beau ! Qu’il est robuste ! Qu’il a de belles formes ! ». Les plus poètes s’évertuaient à la recherche des plus beaux superlatifs. Vous pouviez dire de moi tous les compliments, je demeurai inconsolable pourtant. Aussi, j’imaginais fort que vous agissiez de même, dans le passé, avec les peuples d’ailleurs, avant de les entasser dans des bateaux pour les Antilles… Eux aussi étaient déracinés à la fleur de l’âge, pour leur beauté, leur robustesse et leur bonne santé. Et comme pour moi, de ces critères, en découlait un commerce aussi rentable que discutable.
Je naquis au Cabo de Gata, près d’Almeria, sur les terres andalouses. Peu m’importait mon âge, qui se trouvait toutefois fort respectable. Seules les saisons m’intéressaient. Et j’en ai connues beaucoup. Bien plus que des saisons, c’est également en toute humilité que je dois vous avouer qu’il me semblait avoir tout vu : des changements de vos sociétés aux mouvements climatiques, en passant par quelques maladies. J’ai connu la malnutrition, mais également la soif. Et vos pollutions. Mais j’ai résisté. J’en avais la force et, je crois bien, la foi. J’ai également connu nombre de modifications autour de moi : les paysages majestueux ont laissé leur place au béton et les vols de flamant-roses aux avions. Et là encore, j’ai résisté.
Puis on est venu me chercher, sans que j’y sois préparé, sans que je puisse donner mon avis ou me défendre : c’est ainsi. J’étais si peu à leurs yeux : une sous-espèce de la vie donc de moindre valeur que leur soi-disant humanité.
On m’a d’abord mis sans soin dans un camion. Longtemps, je me suis souvenu de ce long périple dans un bruit insoutenable en respirant presque exclusivement du dioxyde de carbone. Le voyage n’a pas été de tout repos mais encore une fois, je n’avais aucun moyen de me défendre. Deux jours après mes adieux à mes terres andalouses, et après un changement de camion, on m’a déposé là, à la limite de la Bretagne, que je ne connaissais évidemment pas.
À mon arrivée, je découvris que je n’étais pas seul ; d’autres que moi semblaient attendre depuis bien longtemps. Comme eux, et certainement bien avant moi, j’ai tenté d’en savoir plus, de comprendre la raison de ce déracinement, mais ils demeuraient sourds à ma détresse. Souvent je pleurais, puis je finis par me résigner.
Régulièrement, je recevais la visite d’une ou plusieurs personnes. Je ne comprenais pas bien ce qu’ils me voulaient, mais ils ne semblaient pas me vouloir de mal : le mal était déjà fait. Puis un jour, on s’affaira autour de moi. Encore. On me prit en photo, me mesura, me scruta sous toutes les coutures. Non pas que ce fut désagréable, mais je vécus la même chose, juste avant le grand voyage.
Puis encore une fois, on me délogea. Une demi-journée de camion et on me fit connaître ce que je qualifiai déjà de ma dernière demeure. Une petite place ronde dans laquelle on avait creusé un trou de deux bons mètres. Soudainement, je repensais aux horreurs de l’époque franquiste, dans des lieux similaires ; une « rontonda » au centre de trois ou quatre rues, une église… et pas même un rayon de soleil pour me réchauffer.
Est-ce là, dans ce trou, que je vais finir ma longue et belle vie ?
Quelques mois plus tard, je ne m’étais toujours pas habitué à ma nouvelle demeure, même si on avait mis autour de moi certains de mes congénères. Et bien qu’originaires de différents horizons, nous nous comprenions et nous sentions un peu moins seuls. Mais le soleil andalou me manquait terriblement. Souvent, je regardais le ciel. Des avions qui passaient, je ne voyais que des flamant-rose. Je n’avais rien oublié de mes belles années. Cela m’aidait à oublier ce froid humide et cette substance poisseuse qui me collait, m’empoisonnait. Impossible de m’en dépêtrer. Je finis d’ailleurs par faire un lien direct avec les passages des avions ainsi que les voitures de l’autoroute dont on entendait parfois le bourdonnement par vent d’ouest.
Mais la vie s’écoulait ainsi. Rythmée par les cloches de l’église toute proche, et plus généralement la vie du village.
Je n’attendais plus rien de mon existence. Les jours, les semaines et les mois passèrent mais ma peine était la même : rien, plus rien de vraiment notable se déroulait désormais dans ma vie. On ne me photographiait plus, ne prenait plus mes mesures. Mon quotidien était devenu triste comme le ciel bas de cette région. Ainsi, je décidai de mettre fin à cette souffrance. À quoi bon continuer à se nourrir, à boire et à faire le beau si c’est pour se contenter d’exister? Ce fut décidé : j’allais dépérir.
Au troisième hiver (glacial et humide comme je les détestais), une petite fille se faufila imprudemment entre les voitures et s’immobilisa quelques secondes devant moi.
– Comme tu es beau ! Comme tu es fort ! Tu veux être mon copain ?
Elle écarta sa mèche rousse et me regarda de ses grands yeux lumineux. Il me sembla soudainement y revoir le bleu de la Méditerranée. Ses cheveux roux étaient aussi légers que les ailes des flamant-roses. Sa peau était belle et blanche comme le mont Mulhacén. Elle me sourit et je lui demandai d’approcher. C’est sans retenue qu’elle s’exécuta. Je pris son enfance contre moi et elle me serra très fort. Si fort que je sentis un souffle de vie comme jamais je ne connus. En échange, je lui transmis toute l’énergie que son petit corps pût emmagasiner. Elle me remercia pour ce grand moment de partage et me demanda :
– Tu seras là demain, quand je sortirai de l’école ? Je viendrai te voir tous les jours !
Tous les soirs, et parfois même le matin, elle venait me voir. Elle me serrait dans ses bras, parfois s’installait près de moi pendant plusieurs minutes. Elle me racontait ses journées d’école, ses petites misères avec ses amis ou les chamailleries avec son frère. Il lui arrivait de sortir ses cahiers et de commencer ses devoirs. Je la comprenais, elle m’entendait. Nous avions un langage universel elle et moi. Bien plus puissant que vos mots les plus beaux ! Nous parlions directement à le cœur…
La petite fille grandit mais notre relation fut la même ; je crois même qu’elle se renforça encore avec le temps. C’est près de moi qu’elle échangea son premier baiser avec un garçon de son âge et près de moi également qu’elle en demanda un autre en mariage. Les soirs d’été, jusqu’à la nuit tombée, il n’était pas rare de la voir à mes côtés à lire pendant des heures. Bien que sa vie changeât, que son quotidien se remplît, nous partagions toujours cette tendresse à jalouser les plus amants.
Bien plus tard, elle me présenta ses enfants, puis les enfants de ces derniers. Rares étaient les jours où elle ne m’apportait pas une petite attention.
Puis avec le temps, ses cheveux blanchirent. Puis elle se courba. Ses visites se faisaient moins fréquentes mais je crois que nos cœurs grandissaient encore.
Puis un jour, je vis une foule s’amasser tout près de moi.
On déposa à mes pieds quelques poignées de cendres.
Ceux qui ne connaissaient pas notre histoire l’appelaient « la folle de l’olivier ». Pour moi, elle était mon flamant-rose.
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