Une nouvelle de Christophe Grégoire
à Yvette et Raymond G.
Je naquis un matin où la brume enlaçait tendrement les herbes hautes. Mes premiers souvenirs sont baignés d’une lumière tamisée et des murmures doux de la terre s’éveillant. J’étais entouré de chaleur, d’un cocon de tendresse maternelle qui me rassurait contre les frissons de l’aurore. Le monde était une toile vierge à mes yeux, un tableau que je commençais à peindre avec les couleurs naïves de l’innocence. Chaque bruit, chaque odeur, m’arrivait comme une première fois, une découverte qui inscrivait en moi des émotions pures.
Mes premiers pas furent hésitants, mes jambes tremblaient sous le poids d’un corps encore malhabile. Mais l’appel de la vie était plus fort, me poussant à explorer le moindre recoin de notre domaine, un paradis aux mille senteurs où chaque brin d’herbe semblait me saluer. Je n’étais pas seul dans cette aventure. Mes frères et sœurs, égaux dans la maladresse et la curiosité, partageaient avec moi les jeux et les rires, les courses folles jusqu’à ce que le souffle nous manque et que nous nous effondrions en un tas de joie pantelante.
Notre mère veillait sur nous, figure omniprésente et rassurante. Ses yeux, deux petites perles d’ancienne sagesse, nous observaient avec une affection teintée d’une mélancolie que je ne pouvais comprendre à cet âge. Quand le soir venait, elle nous rassemblait sous son ombre protectrice, et c’est là que nous découvrions le monde à travers les histoires qu’elle nous murmurait. L’herbage était notre royaume, un labyrinthe vert où chaque jour était une aventure nouvelle. Nous apprenions les lois non écrites de la nature, celles de la terre nourricière et du ciel infini. Et sous le grand ciel bleu, je grandissais, insouciant, chaque jour un peu plus conscient de ma place dans cette symphonie de la vie.
Le rituel de la tétée était notre moment sacré, une partition quotidienne jouée aux premières et dernières lueurs du jour. C’était une communion silencieuse, une trêve tendre où le flot de la vie nous enveloppait tous, et la présence apaisante de maman transformait ce simple acte de nourriture en un lien indéfectible. Chacun de nous cherchait sa place, nos petites frictions fraternelles se fondant rapidement dans le bien-être collectif. Notre mère, la gardienne de notre harmonie, réglait le rythme de notre ballet matinal avec une patience qui ne connaissait ni mesure ni fin. Bien entendu, il n’y en avait pas pour tout le monde au même moment, mais mes frères et sœurs apprenions la patience, même si dans la fratrie, il y en avait toujours un pour jouer un tour de cochon. Dans ces moments d’abondance, elle nous observait, ses yeux pétillant d’une malice qui ne nous était pas encore tout à fait saisissable. Parfois, quand l’un de nous manifestait une ardeur un peu trop vive, elle nous lançait un regard doux, une remontrance gentiment grognée et qui semblait dire : « Doucement, mes petits, l’appétit vient en mangeant, mais la modération vient en savourant. »
Nous répondions par des regards angéliques, des promesses silencieuses d’un comportement plus pondéré qui s’évanouissaient joyeusement dès le repas suivant ! La suite de la journée nous trouvait repus et satisfaits, nos jeux empreints de cette lourdeur agréable qui suit un bon repas. Nous ne connaissions pas encore le dicton disant que certains se vautrent dans la satisfaction, mais nous incarnions cette maxime sans même y penser. Nos jeux étaient des esquisses, des prémisses de ce que serait la vie, innocents et insouciants, dans l’ignorance des jours à venir. Même nos moments de désaccord étaient empreints d’une douceur, comme si un savoir ancestral nous susurrait que la vie était trop belle pour être assombrie par une tête de cochon de l’un ou l’autre d’entre nous.
Avec le crépuscule, notre petit monde se teintait de couleurs chaudes, nous invitant au repos sous la vigilance bienveillante de notre mère. Là, blottis les uns contre les autres, le murmure du vent dans les herbes nous guidait vers des contrées oniriques, emplies de lumière et de douceur. Ainsi s’écoulaient nos jours, une existence tissée de douceur et de jeux, de repas nourriciers et d’une paix que seule la nature sait offrir. Nous grandissions, libres et joyeux, sans ombre au tableau, à l’exception de celles qui dansaient avec les nuages dans le ciel d’un bleu pur. Ces jours d’insouciance filaient avec la douceur des brises d’été. Nous grandissions, ignorants des vérités complexes du monde extérieur. Notre univers se limitait à l’herbe sous nos pieds, au ciel vaste et changeant au-dessus, et aux figures bienveillantes de notre mère et du grand gardien — celui que tous appelaient « Georges ».
Il venait chaque jour, dispensant soins et nourriture, parlant dans une langue que nous ne comprenions pas, mais dont le ton nous rassurait. Ses mains étaient à la fois le signe de notre providence et de notre naïveté, car nous ne savions rien de la nature de son labeur ni des pensées qui l’habitaient. Notre vie se mesurait en repas, en jeux et en saisons. Nous sentions les changements de l’air, l’humidité qui précédait la pluie, ou la raîcheur de l’ombre sous le chêne qui marquait notre lieu de repos préféré. Les matins étaient accueillis par la rosée scintillante sur les brins d’herbe, les après-midi étirés par la caresse du soleil, et les soirées annoncées par un cortège d’étoiles timides. À l’aube de la vie, tout semblait immuable, chaque jour une répétition du précédent, dans une boucle confortable et prévisible. Nous étions les habitants d’un petit monde, notre propre paradis personnel où la notion même de fin ou de commencement n’avait pas sa place. Notre innocence était notre bouclier, et notre ignorance, la clé d’une félicité ininterrompue.
Avec le temps, des curiosités ont germé en nous. Des sons lointains de machinerie, des éclats de voix humaines portant des émotions que nous ne saisissions pas. Et parfois, une tension dans l’air, une perturbation fugace, comme si le fil de notre quotidien était sur le point d’être tiré, dévoilant une trame plus complexe. Mais ces pensées étaient comme des papillons, éphémères et insaisissables, dispersées par les jeux et les rires de notre fratrie. Nous étions une mosaïque de vies enchevêtrées, des fils d’un tissu familial uni par l’affection et le partage.
Il y avait, dans cette époque bénie, une pureté qui nous définissait. Nous n’étions pas des créatures faites pour les contemplations mélancoliques ou les anticipations anxieuses. Non, notre essence était celle du moment présent, une présence pleine et entière dans l’instant, sans ombre de demain pour voiler le soleil d’aujourd’hui. Ainsi filait la trame de notre belle enfance, chaque jour tissé d’or et de lumière, ignorant que chaque existence est une histoire, et que toute histoire, aussi ensoleillée soit-elle, tend vers son crépuscule.
* *
*
Je me souviens encore de cette période de la vie où chaque nouvelle aurore éveillait en moi une curiosité vorace. Le monde semblait s’agrandir, les frontières de « Renusson », notre domaine familial, s’estompant au fur et à mesure que notre gardien nous guidait vers de nouvelles parcelles de la ferme. C’était une époque de découvertes, où les mystères simples de notre demeure se révélaient à nos yeux ébahis. Les pépiements et les chants des oiseaux n’étaient plus seulement des notes dans la symphonie matinale, mais des appels et des histoires racontées à qui savait écouter. Nos journées étaient rythmées par des explorations timides, mais empreintes de cette bravoure insouciante que seule la jeunesse peut posséder. Nous étions des explorateurs de l’ordinaire, trouvant de l’émerveillement dans le frémissement des feuilles et la danse des insectes à la surface de l’étang.
La connexion avec notre mère restait notre ancre, bien que le fil de notre dépendance s’effilochât doucement, jour après jour. Elle était toujours là, veillant sur nous avec une affection qui semblait transcender les gestes et les regards. Elle nous avait enseigné les rudiments de la vie sans jamais prononcer un mot, en nous montrant l’importance de la fraternité, de la patience et de la compréhension. Georges était aussi un personnage constant dans notre quotidien. Il était l’architecte de nos jours, celui qui apportait la nourriture et parfois, étrangement, nous isolait de nos frères et sœurs pour quelques instants, nous emmenant dans des endroits où le sol était dur sous nos pieds et où des ombres métalliques s’entrecroisaient en haut.
Ces moments étaient teintés d’une émotion confuse, une interruption de notre innocence qui s’accompagnait d’une attention particulière. Certains d’entre nous y réagissaient par des bonds joyeux, tandis que d’autres restaient immobiles, comme saisis par une intuition fugace. Et alors que les saisons tournaient leur cycle, le lien avec nos frères et sœurs se transformait. Les jeux de notre prime jeunesse devenaient des compétitions amicales, des démonstrations de force et d’agilité qui nous préparaient, sans que nous le sachions, aux défis à venir. Mais toujours, au crépuscule, nous revenions à la chaleur de notre cercle familial. Les histoires que nous racontions étaient écrites dans nos regards, dans le contact de nos corps dodus qui cherchaient le réconfort de la proximité. Le monde, avec toutes ses merveilles et ses peurs, se rétrécissait à nouveau à l’espace entre notre mère et nous. Je ne savais pas alors que chaque lien tissé, chaque expérience partagée, ajoutait une couleur à la palette de notre destin. Nous étions des œuvres en cours, des toiles vivantes dont chaque touche dépendait des fils invisibles qui nous liaient les uns aux autres, et à la terre qui nous nourrissait.
Les saisons passèrent, apportant des changements subtils, des airs nouveaux. Et c’est avec une innocence persistante que nous avons accueilli chaque jour, sans savoir que les saisons, comme les histoires, sont faites de cycles, et que chaque cycle doit atteindre son crépuscule. Pourtant, un matin, le fil qui nous liait à l’éternelle présence maternelle se brisa. La veille au soir, elle était parmi nous, imposante et rassurante, enveloppée dans le halo de la lune qui se frayait un chemin à travers le voile de la nuit. À l’aube, son emplacement était vide, le confort familier de sa silhouette disparu, laissant derrière elle une ombre froide et un silence pesant.
— Rosette, une sacrée cochonne ! Dit un jour Georges avec fierté. Celle-là, je vais me la faire. Y’apas d’raison qu’elle passe pas à la casserole !
Bien-sûr, nous, on ne comprenait rien à ce qui se disait. Et surtout, surtout, on était bien trop jeune pour comprendre tout ce qui se jouait ici. Au début, ce fut l’incertitude qui nous gouverna, une espèce d’attente inquiète, le regard porté vers les chemins que maman empruntait habituellement, espérant voir sa forme familière et rondouillarde se découper contre le jour naissant. Nos appels étaient des questions jetées dans l’air
du matin, des pourquoi sans réponses qui s’élevaient et retombaient en échos vides. Georges semblait imperturbable, une statue parmi le tumulte de notre désarroi. Il vaquait à ses tâches, un coup sur son tracteur orange, un coup à la brouette, distribuant la nourriture et nettoyant notre demeure avec cette même régularité qui nous avait toujours rassurés. Mais ce jour-là, sa présence était une piqûre de rappel de notre perte, une évidence que notre mère ne serait pas là pour fouler la paille fraîche ni pour se repaître de l’abondance apportée par ses mains.
Les jours qui suivirent furent un apprentissage de l’absence. La fratrie, autrefois unie par la joie et la curiosité, se trouva fracturée par l’inquiétude et l’incertitude. Nous avions grandi avec la constance de sa protection maternelle, et sans elle, même les ombres semblaient menaçantes, chaque bruissement de feuille une annonce de changements invisibles et de dangers inconnus. Nous nous serrions les uns contre les autres pour le sommeil, cherchant dans la chaleur partagée un semblant de la sécurité perdue. Chacun de nous espérait secrètement entendre ses pas, son souffle, ses ronflements parfois, ressentir à nouveau la douce pression de son corps contre le nôtre.
Mais les nuits se succédaient, étoilées ou orageuses, et le vide laissé par notre mère restait béant, un trou noir -que dis-je, rose- au cœur de notre existence. L’absence devenait notre nouvelle norme, un filigrane de douleur sous la surface de la routine. Georges, de son côté, se faisait plus présent, sous sa casquette grise et sa Gitane Maïs, sa figure devenait une sorte de phare ambigu dans le brouillard de notre peine. Il ne pouvait remplacer ce qui avait été perdu, mais sa constance nous offrait un point d’ancrage dans le tourbillon de notre nouvelle réalité. Il y avait des moments, des instants volés au creux du jour ou dans le silence précédant l’aube, où l’on pouvait presque oublier. Les jeux reprenaient, un rire éclatait, un éclat de la vie d’avant qui surgissait comme un rayon de soleil à travers les nuages d’un ciel d’orage. Mais ces instants étaient éphémères, dissipés par le souvenir, par la présence fantomatique de celle qui nous avait tout appris.
Et dans cette épreuve, nous apprenions. Nous apprenions la résilience face à l’insaisissable, la force qui se forge dans le creuset de l’adversité. Nous n’étions plus les enfants insouciants d’autrefois, mais des êtres façonnés par l’absence, par le manque qui nous enseignait, cruellement, que rien n’est éternel sous le soleil changeant de « Renusson », notre habitat à Challes. Dans le cœur de chacun de nous, une graine avait été plantée, celle de la compréhension que la vie est un cycle de rencontres et de séparations, et que chaque adieu est un prélude à un nouveau chapitre, même si les pages semblent trop difficiles à tourner.
Les jours s’accumulaient, chacun semblable au précédent, et dans l’ordre naturel de la vie qui continue, notre mère devint un souvenir lointain. Les souvenirs se mêlaient à la brume du matin, et nous, ses enfants, grandissions, insouciants de son absence. La ferme était devenue notre terrain de jeu, notre école, notre univers. Les rituels de la tétée étaient désormais derrière nous. Nous avions trouvé d’autres sources de réconfort et de sustentation. Les rigoles d’eau qui serpentaient à travers les champs nous attiraient, et les pommes tombées de l’arbre du verger nous semblaient être des délices interdits. Nous courions après les ombres et les lumières qui dansaient sur les hautes herbes, inventant nos propres jeux, nos propres règles. Notre curiosité nous portait au-delà des enclos et des barrières, à la découverte des recoins secrets que la ferme recelait. Chaque trouvaille était un trésor, chaque nouveau sentier une aventure. Nous étions devenus les explorateurs de notre domaine, trouvant dans chaque détail une merveille.
Georges, le fermier, nous observait, parfois un sourire énigmatique ourlant ses lèvres toujours occupée d’un bout de mégot jaunâtre, comme s’il détenait un secret que nous étions trop jeunes pour comprendre. Ses pas lourds résonnaient sur la terre ferme, et nous apprîmes à les reconnaître, à les distinguer du chant du vent dans les arbres ou du murmure du tracteur ou de la vieille 403 break dans la cour de la ferme. À mesure que nous grandissions, nos jeux devenaient plus audacieux. Nous grimpions sur les meules de foin, nous faufilant à travers les espaces étroits entre les ballots, nos corps devenant plus agiles, plus forts. Nous étions inséparables, et dans notre union résidait notre joie. Nous étions une fratrie, certes, mais aussi un petit clan, une entité propre au sein de la ferme. Chacun apportait sa personnalité à notre collectif : l’un était le farceur, toujours prêt avec une nouvelle pitrerie ; un autre, le penseur, la tête souvent penchée dans une réflexion silencieuse ; et moi, peut-être le rêveur, celui qui imaginait des histoires pour les étoiles et les nuages. Nous mangions ensemble, partageant les offrandes généreuses du fermier, notre nouveau bienfaiteur. L’appétit venait avec la croissance, et les plaisirs de la table – bien que nous ne connaissions pas de table – étaient des moments de communion. Nous découvrions les saveurs, les textures, et chaque nouveau mets était accueilli avec enthousiasme. Non, je blague bien entendu : tout ce qui nous passait sous le nez était englouti mécaniquement, et le plus souvent salement. « Tu manges vraiment comme un cochon ! » se désespérait maman sans trop réfléchir à cette expression.
Les saisons changeaient, apportant avec elles de nouvelles sensations : la fraîcheur mordante de l’hiver, le frémissement de vie au printemps, la chaleur languide de l’été, et la mélancolie dorée de l’automne. Chaque cycle apportait son lot de changements et de constantes, et nous évoluions avec eux, dans un plaisir chaque jour offert, comme un improbable sursit. Nous avions appris à trouver le réconfort dans notre propre compagnie, à ne pas dépendre de la présence d’une figure maternelle. L’instinct de survie, peut-être, ou simplement la résilience de la jeunesse. Nous n’avions pas oublié notre mère, mais la vie avait un moyen de pousser le passé dans l’ombre pour faire place au présent. Nous ne savions pas ce que l’avenir nous réservait, mais cela n’avait aucune d’importance. Nous étions vivants, vibrant de vitalité et de l’insouciance de ceux qui n’ont pas encore été échaudés par la réalité du monde. Et dans cette insouciance, nous trouvions notre plus grande liberté.
* *
*
Les jours s’assombrissaient à mesure que l’été cédait la place à l’automne. Une étrange routine s’installait. Un à un, mes frères et sœurs s’évanouissait dans la brume matinale, comme des ombres absorbées par l’aube. Comme maman. Je les cherchais, les appelant en vain et traversant le silence qui s’épaississait, mais il n’y eut ni réponse, ni écho pour apaiser mon chagrin. Je me retrouvais souvent seul, à contempler l’horizon au-delà de l’enclos, où les silhouettes familières s’étaient jadis ébattues. La fratrie qui avait été tout mon univers se réduit comme peau de chagrin à chaque lever de soleil, lui-même derrière un vide béant.
Les visites de Georges se faisaient chaque jour insistantes, et avec elles, une sensation oppressante que je ne pouvais nommer. Son regard s’attardait sur moi, à la fois fier et émerveillé. Je me sentais devenir le centre de son monde, comme si j’étais l’élu pour une cause inconnue, une distinction dont j’ignorais tout. Ma stature a pris de l’ampleur, ma corpulence devenue plus que notable. J’étais le plus dodu, le plus rose, avec le plus joli derrière de toute la ferme. J’ignorais alors que mon bel embonpoint n’était pas sans conséquence, que mon apparence, toute la fierté de maman, était aussi ma malédiction…
La vérité se fit jour avec une brutalité inattendue ; un matin, comme tant d’autres, le fermier arriva avec ses grosses bottes kaki. Mais ce jour-là, il n’était pas seul. Des visages inconnus l’accompagnaient. Avant que je ne comprenne quoi que ce fut, je me trouvai éloigné de mon carré de prairie qui m’avait vu grandir, hissé dans un monde froid et métallique. La sensation de l’air frais sur ma peau rose se mua en un souvenir lointain alors que je sentais le froid mordant de l’acier contre mon corps. Je fus pendu à une échelle, par les pattes arrière : un retournement de fortune qui me laissait sans défense, l’esprit chaviré par la peur et l’incertitude.
La suite fut une cacophonie de sensations et de confusion. Le froid d’une lame parfaitement aiguisée sur mon cou. Puis la douleur. Une douleur insupportable que j’essayai d’oublier dans des grognements à réveiller tout le village, de Surfond à Volnay et même Parigné !! Puis un large filet de sang coula de mes veines parfaitement entaillées par une grosse brute de boucher. Un froid glacial me parcourut l’échine alors que ces grosses brutes sanguinaires tournoyaient à mes côtés dans un ballet macabre. Peu à peu, la douleur se fit moins aiguë. Pour finir presque douce. La vie me quittait peu à peu, s’écoulant dans ce seau en plastique blanc éclaboussé de sang tiède.
Je vais bien. Je ne souffre plus. Tout est léger et paisible autour de moi. Tout va bien. Maman, cette grosse cochonne, ainsi que papa dont j’ai vaguement entendu grogner étaient là, avec mes frères et sœurs, dans un tunnel d’une blancheur éblouissante pour mes petits yeux plissés. Une chaleur douce remplie d’amour. Je suis avec eux : je vais bien, vraiment !
Au chalumeau, on fit griller mon joli pelage qui faisait la fierté de maman. Ma robe de naissance au grand jour, je me serais senti bien vulnérable si la vie ne m’avait pas quittée en ce samedi matin d’automne.
Puis vinrent les couteaux, précis et chirurgicaux, qui me décomposèrent avec une efficacité terrifiante. De moi, il ne reste bientôt que des morceaux, des vestiges d’une existence vibrante. De la chair, des os, des souvenirs démembrés – c’est là toute ma vie ! Ma belle vie dans cette ferme de Challes.
Le gros moustachu, assurément un connaisseur, savait manier le couteau comme moi les tendres mamelles de notre mère. L’homme aux mains larges et au visage marqué par des années de travail, observait le résultat de son « œuvre ». Il avait assisté à ce rituel de transformation tant de fois qu’il ne percevait plus la solennité de l’acte. Pour lui, c’était un métier, une nécessité de la vie rurale, le cycle naturel de la ferme à la table.
Avec respect, mais sans hésitation, Georges sépara les morceaux choisis. Les muscles encore tièdes, gorgés de vie passée, étaient désormais prêts à être cuits longuement. Marie, sa femme, plaça les morceaux (mes morceaux) dans une grande marmite, les recouvrit de saindoux et d’aromates choisis pour exhaler leur saveur : feuilles de laurier, thym, un peu d’ail, et quelques grains de sel. Pendant des heures et des heures, sous l’œil attentif de Marie, la cuisson lente opéra sa magie. La chair se détacha doucement des os, s’effilochait et se mêlait au gras fondu. Marie, armée de patience et de son savoir ancestral, remuait la marmite de temps en temps, veillant à ce que la cuisson se fasse uniformément, que chaque fragment de vie passé devienne tendre et savoureux sous la langue de ceux qui me dégusteraient un jour. Lorsque la texture fut parfaite, ils éteignirent le feu et laissèrent la marmite reposer. Avec la même précision qu’il avait employée pour la découpe, Georges commença à émietter la chair, à la séparer des derniers os, à la mélanger au saindoux qui s’était infusé de tous les parfums. L’odeur chaude et réconfortante se répandit dans la grande cuisine de la ferme familiale, un mélange de nostalgie et de renouveau.
Marie remplissait les pots stérilisés, tassant les rillettes encore chaudes dans les bocaux de verre. Elle savait que, conservées ainsi, les rillettes pourraient transmettre le souvenir d’une vie fermière à ceux qui les dégusteraient, une histoire de goût et de tradition perpétuée. Avec chaque pot scellé, c’était un chapitre de ma vie qui se fermait, un hommage à la fois humble et profond à ma vie qui avait été. Pour Marie et Georges, chaque cochon qui passait par leurs mains méritait cette dignité, cet ultime respect dans la transformation.
– Dignité mon cul ! Pensai-je.
La grande cuisine familiale s’emplissait de l’arôme des herbes et de la terre, un sanctuaire dédié au cycle perpétuel de la nature. Les pots de rillettes, alignés, étaient prêts à être stockés dans la cave, à côté des litres de cidres et des conserves de légumes. Un jour, dans des assiettes du dimanche, les visages des onze enfants se pencheraient sur ce que je devins bien malgré moi, ignorant tout de la vie qui se cachait au fond du pot.
Et dans le silence qui suivait le stockage du dernier pot, Georges prenait un moment pour lui-même, un moment de recueillement pour tout ce qui avait été et pour tout ce qui, inévitablement, serait.
À coup sûr, votre prochaine tartine aura d’autres saveurs. Une petite pensée pour moi sera la bienvenue. Mais je ne vous en veux pas. Un jour, peut-être, je vous conterai la vie de toutes ses pommes que je me suis enfilées avec mes frères et sœurs !
Sous le regard protecteur de cette grosse cochonne qu’était Maman..
© Copyright 2023
Certificat de dépôt horodaté
N°D52206-18305
Original! Quelques longueurs mais elles ont tout leur sens qd même. On s’attend un peu à cette fin la mlais pas avec autant d’emotion.
Merci pour votre commentaire. Oui, effectivement, quelques longueurs: c’est une réflexion qui m’a été faite et après lecture et relectures, je suis bien d’accord.
Bien que je ne respecte là, pas vraiment les règles de la nouvelle (et je m’en fiche pas mal), j’ai essayé d’amener le lecteur vers un attachement, une empathie pour ce petit personnage, l’humaniser pour mieux partager ses émotions.
Bien à vous,
Cristof.