Une nouvelle de Christophe GRÉGOIRE
@2023 Christophe GREGOIRE
Certificat de dépôt horodaté N°D52229-18305
Dans l’intimité d’une cuisine érodée par le temps, là où le soleil d’autrefois semblait avoir déserté les lieux, une poubelle se dressait, solitaire, entre l’ombre d’une bouteille d’une vieille vodka à moitié consommée et l’amas de cendres d’un cendrier trop plein. Cette poubelle n’avait rien du brillant ou de la technologie de celles que l’on trouve dans les cuisines modernes; c’était une vieille poubelle en métal, marquée par les épreuves, portant des bosses et des éraflures comme les médailles d’un passé révolu.
Elle était le dépositaire silencieux des confidences de Charles, un vieil homme aux allures de naufragé du temps, les cheveux en bataille et les yeux injectés de sang, non par la maladie mais par les assauts répétés d’un vieux bourbon, d’une vodka ou un rhum, trop amers, et de trop nombreuses nuits à refuser le sommeil. Charles avait survécu aux tempêtes de la vie, à l’amour, au travail à l’usine, au deuil. Mais c’était face à l’océan de la solitude qu’il semblait avoir perdu son dernier combat. Ses enfants, autrefois sa fierté, s’étaient dispersés aux gré de leurs propres aspirations, oubliant de revenir au port. Ses amis, quant à eux, avaient pris un aller simple vers une destination dont on ne revient pas. Ainsi, seul avec sa poubelle, Charles se permettait de parler, de se livrer sans crainte d’être jugé.
– Tu sais, au moins toi, tu m’écoutes sans rien dire… murmurait-il en jetant négligemment un paquet de cigarettes écrasé.

La poubelle, réceptacle de sa vie, semblait l’écouter avec la gravité et la tendresse de ceux qui savent garder les secrets, même les plus enfouis.
Le soir tombait, et Charles, fidèle à son rituel, s’effondrait sur sa chaise bancale, un verre à la main, conversant avec ce compagnon muet.
– Ils ne comprennent rien, hein ? Tous ces gens qui ne lèvent plus les yeux de leurs écrans, disait-il, comme si la poubelle pouvait approuver d’un signe de couvercle.
Dans sa présence inanimée, la poubelle était devenue le dépositaire des histoires de Charles, de ses regrets et de ses souvenirs, jamais assez ivre pour oublier, jamais assez sobre pour ne pas ressentir. Elle conservait les traces de son passé, de cette grande histoire d’amour emportée par les tempêtes de la vie, et de la guerre qui lui avait volé sa jeunesse.
– J’étais quelqu’un, tu sais… commençait souvent Charles, la voix éraillée par les fumées et l’alcool.
A la lumière de l’abat-jour, il tenait une photo chiffonnée, avec un tâche de café. Une photo d’une femme au regard absent. Alors que Charles divaguait sur le passé, évoquant sa femme disparue, ses espoirs envolés, la musique qu’il n’écoutait plus, la poubelle se remplissait de plus que de simples ordures ; elle se gorgeait de son humanité.
– Parfois, je me demande ce qui se serait passé… si j’avais tourné à gauche plutôt qu’à droite, dit oui au lieu de non… réfléchissait-il tout haut, le regard perdu dans le vide de son verre.
Les nuits de Charles étaient peuplées d’insomnies et de rêves éveillés, mais toujours, la poubelle était là, témoin silencieux de ses égarements nocturnes. Quand l’alcool embrumait sa conscience et que ses paupières devenaient trop lourdes, il s’endormait à ses côtés, dans un monde où les regrets se mêlaient aux rêves d’une vie différente.
Et si la poubelle avait pu parler, elle aurait raconté l’histoire d’un homme brisé, une histoire où elle aurait puisé la tendresse et l’émotion brute, un récit tissé d’amour et de pertes…
Au petit matin, Charles se réveillait seul, le cœur aussi lourd que la tête. Il adressait un regard à la poubelle, comme pour confirmer sa présence, et lançait un « Encore une journée, hein ? » Sa voix, teintée d’un mélange de résignation et d’affection, donnait à la scène un air presque comique, si ce n’était la tristesse qui imprégnait chaque mot.
Les jours de Charles s’écoulaient sans distinction, comme les pages d’un roman que l’on feuillette sans pouvoir s’arrêter, un roman où chaque instant pourrait être un dénouement ou un commencement. Sa cuisine était devenue un sanctuaire de solitude, un endroit où le temps semblait s’arrêter, uniquement rythmé par le son de la Zubrowka se versant dans un verre et le bruit fantôme des souvenirs se heurtant aux murs.
Un matin, cependant, Charles ne s’est pas levé. Il était là, assis, sa tête inclinée vers l’avant, une main ouverte sur la table, l’autre serrant encore le verre, comme s’il avait voulu lever un dernier toast avec son auditrice silencieuse. Celle-ci débordait des morceaux éparpillés de cette vie: des lettres non envoyées, des photos jaunies, des souvenirs que même le temps semblait avoir oubliés.
Au sommet de cette montagne d’objets personnels que composaient sa pièce de vie, une enveloppe légèrement jaunie, non scellée, se soulevait doucement sous la caresse d’une brise curieuse qui trouvait son chemin à travers les interstices de la fenêtre.
La lettre à l’intérieur était peut-être la plus intime que Charles avait jamais écrite, une missive née d’une nuit solitaire et arrosée, une confession qu’il n’avait jamais pu envoyer à sa destinatrice disparue:
« Ma chère Marie,
Dans le silence de cette cuisine, ma confidente, mon intime, est depuis ton départ, cette vieille poubelle que l’on avait acheté les premiers jours de notre mariage. Cette carcasse métallique que tu avais peinte de mille couleurs pour égayer la pièce. Elle est comme ton ombre ; froide, inerte mais tellement présente. Les années ont beau nous séparer, mon cœur… mon cœur n’a jamais vraiment appris à battre sans toi, ma femme. J’ai trouvé dans cette poubelle un réconfort étrange dans ces conversations à sens unique, peut-être parce que elle, ne m’interrompt jamais, peut-être parce que, dans son silence je retrouve un peu de ton écho.
Est-ce qu’une poubelle peut avoir une âme ? Si oui, j’espère que la sienne a capturé un peu de ta noblesse, ma tendre Marie, dont la mémoire est partie bien avant le corps. Car cela fait longtemps que je ne parle plus à personne d’autre qu’à ce tas de ferraille que tu avais peint non sans moquerie de ma part. Cette vieille poubelle cabossée, ces dernières années, était devenue tout mon monde. Je l’ai nourrie de tant de cadavres de bourbon et de vodka, comme des bateaux m’aidant à naviguer dans l’obscurité. Dans cette immensité, chaque nuit, je parle aux étoiles, espérant qu’elles me guideraient vers toi.
Ton Charles, pour toujours. »
Le corps de Charles fut découvert par le facteur inquiet, celui qui s’était habitué aux grognements affectueux et aux plaisanteries cyniques de cet homme énigmatique. La poubelle fut vidée, la cuisine nettoyée, et l’existence de Charles réduite à une boîte de souvenirs et à cette lettre, trouvée par la doctoresse venue constater le décès.
– Quel vieux fou ! S’exclama le maire à la doctoresse. Il n’a jamais eue de femme ! C’est le plus célèbre célibataire du village !!!
– Oui, je sais bien. Un étrange personnage que ce vieux Charles…
La poubelle, elle, fut laissée seule, un réceptacle vide dans la cuisine désormais silencieuse. Mais si l’on tendait l’oreille, dans le calme de cette pièce abandonnée, on pourrait presque y entendre le murmure d’un vieux parlant aux étoiles…
Site de l’auteur : https://christophe-gregoire.com @2023 Christophe GREGOIRE Certificat de dépôt horodaté N°D52229-18305
J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, avec une fin inatendue. Joli travail. Bravo à l’auteur!
Je m’empresse de lire les autres.