à Ewen,
avec tout mon amour

Giuseppe se tient immobile devant la grande glace de l’entrée, les yeux fixés sur l’homme qui le regarde de l’autre côté. Il a toujours ce même air sérieux, presque austère. Les cheveux autrefois noirs comme l’ébène commencent à griser aux tempes, donnant à son visage une dignité qu’il n’a jamais cherché. Les rides autour de ses yeux et les poches au-dessous trahissent les années d’insomnie, chaque ligne une marque de ses tourments nocturnes. Il a la stature moyenne, ni imposante ni négligeable, un corps qu’il maintient par habitude plutôt que par vanité.
Il porte un simple jean’s gris, celui qui lui sied le mieux, et une chemise blanche. Vêtements qui semblent absorber sa présence plutôt que de l’annoncer. Ses mains, il les observe un instant. Elles portent les stigmates d’une vie de labeur, des doigts fins, presque artistiques, qui auraient pu s’adonner à la peinture ou à la musique. Mais elles se sont résignées à la frappe du clavier, à la manipulation des dossiers, à la répétition des mêmes gestes de bureautique.
Psychologiquement, Giuseppe est un homme d’eau profonde naviguant dans un monde de surfaces. Il pense trop, ressent trop, perçoit les couches sous-jacentes de l’existence avec une acuité qui est à la fois don et malédiction. Il se sent décalé, en marge, un spectateur de sa propre vie. Giuseppe a la lucidité de ceux qui comprennent le monde, mais avec elle, un sentiment d’impuissance face à son hypocrisie et son absurdité.
Il a cette habitude de se perdre dans ses pensées, souvent au beau milieu des conversations. Son esprit s’envole loin des banalités, s’évadant dans un monde intérieur riche où il explore des concepts, des idées, des rêves qui n’ont pas leur place dans le cadre étroit de sa réalité quotidienne.
Mais ce soir, il doit jouer le rôle du mari attentif, de l’ami poli, du frère et du fils. Il doit afficher un sourire qu’il ne sent pas et prêter l’oreille à des discours qui ne l’atteignent pas. Pour Giuseppe, la véritable conversation se déroule toujours à l’intérieur, dans cette partie de lui-même qu’il cache aux autres, cet espace où il est vraiment lui-même, où il ne fait pas semblant.
C’est avec un soupir résigné qu’il quitte son reflet pour rejoindre les invités qui attendent dans le salon. Un dernier regard à son fils Mario, qui lui offre un sourire inconscient des tourments de son père, et il s’avance pour endosser une fois de plus le costume du bonheur.
Lorsqu’il pénètre dans le salon, les éclats de rire et les verres qui s’entrechoquent bruissent comme le clapotis d’un ruisseau auquel il se sentirait étranger. Isabelle est là, épanouie au milieu de ses amis, distribuant son rire facile et ses anecdotes légères. Elle brille d’une lumière que Giuseppe n’a jamais pu émettre, ou qu’il a peut-être simplement cessée d’essayer d’émettre. 1Elle l’aperçoit et lui adresse un sourire qui se veut complice, un sourire qui, au fil des années, a perdu de sa chaleur pour devenir une simple formalité. Giuseppe la rejoint, déposant un baiser mécanique sur sa joue, un contact si bref qu’il en est presque désincarné. Puis, il se tourne vers l’assemblée, affichant un sourire de circonstance.
– Bonsoir à tous, dit-il, sa voix se frayant un chemin à travers le brouhaha des discussions
superficielles.
Les réponses qu’il reçoit sont tout aussi automatiques, des hochements de tête et des “Bonsoir Giuseppe” qui semblent filtrés à travers le filtre de l’indifférence sociale. Il s’assoit, écoutant d’une oreille les échanges, tandis que son esprit s’évade déjà. Les mots lui paraissent vides, comme s’ils appartenaient à une langue qu’il a cessé de comprendre, ou qu’il n’a jamais vraiment apprise.
À côté de lui, Mario joue avec son téléphone, par intermittence levant les yeux pour offrir un commentaire ou un sourire, naviguant avec aisance dans le monde que son père trouve si étranger. Giuseppe observe son fils avec une pointe d’envie, se demandant comment il peut se sentir si à l’aise alors qu’il se sent si aliéné.
Au fond, Giuseppe envie cette innocence, ce lien non rompu avec le monde qui l’entoure, cette capacité à trouver du plaisir dans le simple fait d’être avec d’autres, même si c’est pour partager des futilités. Il se demande parfois ce que Mario pense vraiment, s’il ressent la même distance croissante, ou si le fossé entre eux est simplement le résultat des masques que Giuseppe a accumulés au fil du temps.
La soirée s’étire, un flot continu de petits plats, de vins fins et de conversations édulcorées. Giuseppe joue son rôle, hoche la tête, rit quand c’est approprié, mais chaque rire est un rappel de la mascarade. Il jette un coup d’œil vers la fenêtre, où le ciel nocturne semble offrir la promesse d’un espace infini, un contraste poignant avec l’étroitesse de la pièce.
Il se promet, une fois de plus, que cette fois sera la dernière. Il ne peut pas continuer à vivre dans cette comédie, à être un homme à l’extérieur et un autre à l’intérieur. Mais alors qu’il envisage cette pensée de liberté, une autre réalité le frappe : Mario. La pensée de son fils est comme une ancre qui le ramène à chaque fois. Peut-il vraiment se permettre de rêver à une autre vie?
Giuseppe porte son regard sur le cercle des convives, une constellation familière de visages et de personnalités qu’il pense connaître par cœur, qui pourtant lui semblent un autre univers. Ils sont les satellites d’Isabelle, gravitant autour d’elle avec une adoration implicite, reflétant éclat les éclats de sa sociabilité rayonnante. Ils partagent des histoires de bureaux, des anecdotes de voyages et des plans pour le week-end prochain, chaque récit dans un ensemble d’autosatisfaction que Giuseppe trouve de plus en plus difficile à digérer.
Il y a Sully, l’ami de long date, toujours prompt à relater ses succès professionnels avec un air de fausse modestie. À ses côtés, Claudine, qui ricane et hoche la tête, participant à la conversation avec des interjections superficielles plus destinées à la vue qu’autre chose.
Et puis, il y a a les autres, un mélange hétéroclite de collègues et de connaissances, de visages interchangeables qui sont interchangeables dans un mur de banalité. Ils parlent, rient et boivent, mais leurs interactions sont aussi des pages d’un scénario. Ils débattent de sujets d’actualité avec des opinions empruntées, s’indignent des politiques sans jamais questionner les fondements, se contenter de la surface d’une mer d’opinions convenues.
Giuseppe s’engage parfois dans ces conversations, plus par un désir masochiste et pour perturber leur confort. Il pose des questions provocatrices, du soulèvement des paradoxes, recherche à gratter le vernis pour mieux révéler le bois en dessous. Mais à chaque fois, il est confronté à des regards perplexes ou à des sourires gênés. Le contraste entre lui et ces «amis» est frappant. Ils sont l’expression de charité et d’engagement social avec une facilité déconcertante, échangeant des conseils sur les organisations à soutenir ou les causes à promouvoir, mais toujours à distance, toujours dans l’abstrait. Pour Giuseppe, ces discussions abstraites sont un supplice.
Au milieu de ce théâtre social, Isabelle est une énigme. Elle est un des auteurs de ces échanges, ces soirées, cette vie. Mais Giuseppe se trouve de moins en moins enclin à supporter la superficialité de ces interactions.
La distance entre Giuseppe et le monde des autres est palpable, un fossé qu’il a creusé au fil des années dans le mépris silencieux de ces frivolités qu’ils chérissent tant. Il est envoyé comme un fantôme parmi les vivants, un improbable acteur d’une comédie dont il connaît par cœur le scénario ; il est toujours le même. Pourquoi continue t-elle de les inviter si ce n’est pour les mêmes conversations, les mêmes futilités, le mêmes débats que lors de la dernière visite, et celle d’avant également?
Comme la soirée avance, il se retire de plus en plus en plus sur lui-même, se réfugiant dans ses pensées, dans ses jugements, dans ses rêves d’évasion. Il est là, mais pas vraiment. Il parle, mais il ne communique pas. Il écoute, mais il n’entend pas. Il est l’ombre au sein de la lumière, l’étranger dans son salon.
La présence de Mario à ses côtés est l’unique bouée de sauvetage dans cet océan d’insignifiance, le seul rappel que ce monde ne lui correspond pas outre mesure. Giuseppe est envahi par l’appel de plus en plus fort d’une vie authentique, une vie qu’il désire ardemment loin de ce spectacle d’ombres et de lumières.
Avec chaque verre de vin, chaque rire forcé, chaque conversation stérile, l’idée de disparaître devient moins une question de “si” mais plus une question de “quand”.
Au milieu de cette scène sociale, une lueur de sincérité brille à travers la figure de Mario, le fils adolescent de Giuseppe. Alors que les adultes se livrent à leurs monologues ornés et à leurs échanges superficiels, Mario se tient en marge de la comédie qui se joue devant lui, les yeux sur son smartphone, un observateur silencieux dans son monde à lui, un jeu, une discussion virtuelle avec
ses amis.
L’adolescent possède une acuité que peu ont à son âge, une capacité à voir au-delà du spectacle des apparences. Il n’est pas aveugle à l’insatisfaction qui sommeille dans le regard de son père, ni à l’effort que cela lui coûte de maintenir le masque du contentement. Dans son silence, Mario partage une solidarité tacite avec Giuseppe, un soutien silencieux qui se passe de mots.
Giuseppe trouve du réconfort dans la présence de son fils, même si elle est non verbale. Il y a une compréhension muette entre eux, un fil invisible mais solide qui relie le père à l’adolescent. C’est 3dans ces regards échangés, ces sourires à demi cachés, que Giuseppe puise l’énergie pour continuer à jouer son rôle dans la pièce écrite par d’autres.
Le jeune Mario, avec son air détaché et sa capacité à rester impassible face au théâtre des adultes, est le miroir dans lequel Giuseppe voit le reflet de son propre désir de vérité. L’adolescent devient le public le plus important de Giuseppe, celui pour lequel il souhaite briser le quatrième mur et révéler la véritable pièce qui se joue en lui.
Dans cette complicité silencieuse, il y a une promesse non formulée, une assurance que le jour où Giuseppe choisira de retirer son masque, il aura au moins un allié à ses côtés. Mario incarne l’antithèse de l’artifice qui entoure Giuseppe, une incarnation de l’authenticité et de l’espoir qui lui rappelle que la vérité n’est pas tout à fait hors de portée.
Dans le monde de Giuseppe, où les conversations sont des murs et les rires des barrières, la connexion avec Mario est une fenêtre ouverte sur un paysage plus vaste, un horizon où être soi-même est non seulement possible mais aussi bienvenu.
Dans ces soirées où les verres tintent en cadence avec les rires forcés, Giuseppe, parfois, laisse son masque s’effriter sous l’effet de l’alcool. Le vin délie sa langue et fluidifie ses pensées, lui permettant de s’immerger, même superficiellement, dans le flux des conversations. Ces moments sont rares, mais quand ils surviennent, il peut se montrer incisif, son esprit aiguisé par des années d’observations silencieuses trouvant enfin un chemin vers l’extérieur.
Giuseppe n’est pas dénué de ce besoin humain de connexion, de cet élan vers l’autre qui, même chez les âmes les plus solitaires, cherche à tisser des liens. Quand l’occasion se présente et que la chaleur de l’alcool imbibe son scepticisme, il s’engage avec une verve qui surprend, utilisant les mots comme des clés ouvrant les serrures de la conversation.
Pourtant, chaque fois qu’il trouve le rythme, que ses mots commencent à danser avec aisance autour de la table, Isabelle intervient. Il y a une tension dans sa voix, une rigidité dans son sourire. Elle coupe court à ses phrases, interrompt ses élans, car elle sait que Giuseppe, quand il se met à parler, n’est pas homme à être contenu dans une forme quelconque de banalité. Isabelle sent son propre vernis craqueler sous la force des mots de Giuseppe; ils révèlent trop, creusent trop profondément, ébranlent l’image soigneusement construite qu’elle cherche à présenter aux autres.
Pour Isabelle, la voix de Giuseppe est un miroir trop clair, un rappel de ce qu’elle a mis de côté pour intégrer ce cercle où tout n’est qu’apparence. Elle redoute ces instants où il devient évident que, malgré son mutisme habituel, Giuseppe possède une profondeur et une acuité qui dépassent le cadre des conversations ordinaires. Chaque mot qu’il prononce semble contenir des années de pensées retenues, et cela la dérange, la fait se sentir exposée, vulnérable. Elle préfère qu’il demeure silencieux, prévisible, à l’image de ce que la société attend d’eux.
* *
*
Le salon est paré de lumières scintillantes, les guirlandes s’enroulent autour du sapin comme des serpents d’or et d’argent. La musique de Noël, légère et joyeuse, flotte dans l’air, se mêlant aux rires et aux conversations animées. C’est une scène de carte postale, une représentation parfaite de la joie 4familiale que l’on s’attend à voir durant les fêtes. Pourtant, au milieu de cette chaleur, Giuseppe frissonne d’un froid intérieur.
Il observe la scène depuis son fauteuil en retrait, une coupe de champagne négligemment tenue à la main. Sa famille, élargie pour l’occasion, s’échange des cadeaux, des accolades, des souhaits de bonheur prononcés avec une effusion que Giuseppe trouve à la fois touchante et terriblement artificielle. Il se demande si leur joie est aussi sincère qu’elle en a l’air ou si elle est tout aussi feinte que son sourire poli.
Sa belle-famille, en particulier, l’exaspère avec leur perfection de façade. Ils incarnent la réussite, les bonnes manières, le bonheur de circonstance. À leurs côtés, Isabelle rayonne, s’harmonisant parfaitement à la frénésie de la célébration. Elle éclate de rire, s’extasie devant chaque cadeau déballé, embrasse et serre ses proches. Giuseppe, lui, se sent comme un spectateur d’une pièce dont il n’a jamais appris le script.
Chaque année, c’est la même rengaine, le même rituel où il se sent obligé de jouer un rôle qu’il méprise. Il dépose ses cadeaux aux pieds du sapin, des offrandes à une tradition qui ne lui signifie rien, et reçoit en retour des présents qui se révèlent aussi inappropriés que l’image qu’ils ont de lui. Un pull-over trop grand, un livre sur un sujet qui ne l’intéresse pas, une carte cadeau pour un magasin où il ne met jamais les pieds.
Le pire, c’est peut-être le moment où chacun doit partager un bon souvenir de l’année écoulée. Quand vient son tour, Giuseppe se perd dans un silence embarrassant. Il fouille sa mémoire à la recherche d’un instant de véritable bonheur, mais tout lui semble si fade, si insignifiant. Sous la pression des regards, il invente une anecdote, une plaisanterie sur un incident de bureau qui n’a jamais eu lieu. Ils rient par politesse, sans savoir que ce rire est pour lui la plus douloureuse des piqûres.
Au fond, Giuseppe réclame un sens plus authentique à ces rassemblements, un moment de connexion réelle, mais il sait que ces fêtes ne sont pas faites pour les âmes en quête de vérité. Elles sont là pour réconforter ceux qui trouvent de la satisfaction dans le rituel et l’apparence. Et tandis que la soirée avance, Giuseppe se replie de plus en plus sur lui-même, spectre parmi les vivants, fantôme dans son propre salon, révolté en silence contre cette mascarade festive.
Giuseppe, tel un acteur fatigué d’une pièce trop longue, observe la distribution des cadeaux. Les exclamations de joie à chaque déballage lui semblent démesurées, les remerciements, théâtraux. Il voit ses proches comme des étrangers, parfois, des étrangers qu’il a côtoyés toute une vie sans jamais vraiment rencontrer. Il se demande parfois s’il ne s’est pas trompé de scène, de scénario, peut-être même de vie.
Isabelle, toujours attentive aux apparences, jette des regards fréquents vers lui, s’assurant qu’il joue bien sa part, qu’il ne dévie pas du rôle de l’époux et du père attentionné. Elle sait, au fond, que Giuseppe n’est pas comme eux. Elle le sent distant, mais elle ne peut se résoudre à le laisser s’échapper de ce tableau vivant. Alors, elle le retient par des gestes étudiés, des sourires qui se veulent complices mais qui ne sont que des appels à l’ordre déguisés.
Dans ce ballet de convenances, Giuseppe se sent pris au piège, comme un animal sauvage domestiqué malgré lui. Il est là, mais il n’est pas vraiment là. Il participe, mais il n’est pas vraiment 5engagé. Il rit, mais il ne trouve rien de drôle. C’est une performance solitaire, une danse silencieuse que personne d’autre ne semble remarquer.
Les rires fusent, les conversations s’entremêlent, mais tout cela n’atteint pas Giuseppe. Il est là, assis, son verre à la main, son esprit voguant loin de cette réalité qui l’oppresse. Il est un observateur de sa propre vie, une vie qui se déroule sans qu’il ne puisse s’y ancrer, sans qu’il ne puisse dire : “Ceci est mien, ceci est moi”.
À mesure que la soirée s’écoule, Giuseppe se fait plus silencieux, plus absent. Les éclats de rire autour de lui semblent s’éloigner, comme les sons d’une fête à laquelle il n’est pas vraiment invité. Il se sent invisible, et dans cette invisibilité, il trouve son unique révolte, silencieuse et impuissante, contre la fausseté d’une tradition qui n’a jamais été la sienne.
Un incident surgit un été sur la terrasse, entre un dernier verre de vin et un rhum arrangé : une sorte de tradition se transformant en piège. Ils avaient décidé, pour égayer l’atmosphère, de partager leurs musiques favorites via l’enceinte Bluetooth qui trônait comme une moderne tour de Babel au centre de la table. Un à un, ils se lèvent, s’emparent de leur téléphone et, avec un sourire triomphant, lancent leur morceau.
Isabelle, avec un clin d’œil complice à sa famille, choisit un tube des années 80 qui aussitôt provoque des hochements de tête nostalgiques. Son frère et sa femme, après une courte délibération, optent pour une mélodie bretonne entraînante qui fait sourire et tape des mains. Ceci à plusieurs reprises, sans que Giuseppe se sente concerné par ce jeu qui lui indiffère. Trois où quatre tours suivants, les convives se souviennent soudainement de la présence légèrement éloignée de Giuseppe. Les yeux se tournent vers lui, remplis d’attente. Il saisit son téléphone et son esprit se met à fouiller frénétiquement sa bibliothèque musicale. Vivaldi lui vient à l’esprit avec la si vibrante Stabat Mater sur la voix de James Bowman. Ou Mozart, dont le génie pourrait remplir la pièce d’une harmonie céleste avec le Concerto pour Clarinette et Orchestre en la majeur; Ella Fitzgerald pourrait les envelopper de sa voix chaude et scattée sur How High the Moon. Voilà ce que Giuseppe pourrait bien proposer, voilà à quoi il pense : à ça et rien d’autre…
Mais il se rend compte, avec un pincement au cœur, qu’aucune de ces options ne s’harmoniserait avec l’ambiance bon enfant qui règne. Mettre un de ces morceaux serait comme jeter une pierre dans le paisible étang de leur convivialité manufacturée, provoquant des ondes de malaise et d’incompréhension.
Plutôt que de risquer de se distinguer et d’attirer sur lui des regards désapprobateurs ou des moqueries voilées, il opte pour le silence. “Je passe mon tour”, dit-il simplement, espérant que ce geste de retrait passe inaperçu.
Mais loin de l’ignorer, les convives se retournent vers lui, les fronts plissés par la confusion et la désapprobation.
– Allons, Giuseppe, ne sois pas rabat-joie! lance Isabelle, sa voix empreinte d’une irritation voilée.
– Participe un peu, tu gâches le jeu, ajoute son frère, l’œil critique aidé de l’agressivité générale largement aidée par les vapeurs d’alcool.
Giuseppe sent une bouffée de révolte s’élever en lui, mais elle retombe aussi vite, étouffée par l’incompréhension généralisée. Le refus d’une simple chanson se mue en un symbole de sa différence, de son inadaptation à ce monde de légèreté artificielle. Il reste muet, son silence devenant un cri intérieur, un aveu de son incapacité à feindre plus longtemps. Il choisit alors de quitter l’assemblée et d’aller se coucher, non sans effectuer un salut général à la tablée.
L’incident, futile en apparence, marque un tournant pour Giuseppe et Isabelle. Là, au milieu des sourires forcés et des plaisanteries sans saveur, il prend conscience de l’abîme qui le sépare des autres. Cet abîme n’est pas seulement musical, il est existentiel.
Dans l’intimité des pensées nocturnes de Giuseppe, la nuit est son refuge, l’obscurité sa confidente. Couché à côté d’Isabelle, dont la respiration régulière témoigne d’un esprit libre de tourments, Giuseppe regarde le plafond avec des yeux grands ouverts où dansent les ombres de sa vie. Les incidents du repas familial résonnent encore en lui, comme les premiers échos d’un appel auquel il ne peut plus se soustraire.
Il se lève, évitant de perturber le sommeil d’Isabelle, et se dirige vers la fenêtre. L’air frais de la nuit berce son visage alors qu’il contemple le ciel étoilé, cherchant une évasion dans l’immensité. C’est à ce moment précis que les premiers rêves d’évasion commencent à prendre forme dans son esprit, d’abord timides, puis de plus en plus insistants.
Un accident de moto, peut-être. C’est la première idée qui surgit. Il pourrait tout préparer, simuler une perte de contrôle, une chute tragique sur une route de campagne déserte. Une fin abrupte et définitive, sans souffrance pour les autres, sans le scandale d’un suicide. Mais cette pensée le glace aussitôt ; il pense à Mario, à l’impact sur son fils, à l’héritage d’un tel acte.
Puis, il y a l’Afrique. Il ferme les yeux et imagine les vastes étendues sauvages, les sons et les couleurs d’un monde tellement différent du sien. L’Afrique, avec ses terres infinies et sauvages, semble lui promettre une liberté inconditionnelle. Il pourrait s’y perdre, s’y redécouvrir peut-être. Il pourrait partir sans prévenir, sans laisser de traces, juste un homme parmi d’autres, absorbé par la grandeur d’un continent.
Mais alors que ces idées tournent et retournent dans son esprit, il ne peut réprimer un frisson à l’idée d’abandonner son fils. Mario, la seule personne qui semble le voir vraiment, le seul lien authentique qu’il ait jamais noué. Comment pourrait-il justifier son évasion, même la plus romanesque, en sacrifiant ce lien ?
Giuseppe se retire de la fenêtre, un soupir s’échappant de ses lèvres. Ces pensées d’évasion lui offrent un étrange réconfort, mais elles sont comme des oiseaux pris au piège dans une cage : aussi séduisantes soient-elles, elles ne peuvent voler librement. Pourtant, dans le tréfonds de la nuit, il sent que quelque chose s’est déplacé en lui, un premier pas vers un ailleurs qui devient, à chaque nuit sans sommeil, une possibilité de plus en plus tangible.
Dans ce silence où chaque tic-tac de l’horloge martèle le temps qui passe, Giuseppe se perd dans la contemplation de ce que serait la vie ailleurs. Il ne cherche pas une fuite lâche, mais une renaissance. Son cœur bat à l’unisson avec cette soif de redéfinir son existence. Et tandis que la lune voyage doucement dans le ciel, il se laisse bercer par l’espoir que ces pensées éphémères pourraient un jour devenir réalité.
Le reste de la nuit s’évapore dans un semi-éveil, où les frontières entre rêve et réalité s’estompent. Des visions d’une vie différente, d’une identité nouvelle, s’infiltrent dans son esprit. Il imagine un Giuseppe qui n’aurait plus à porter de masque, qui pourrait exprimer sa véritable nature sans crainte du jugement, libre de l’entrave des conventions sociales.
Au petit matin, lorsqu’Isabelle se réveille et trouve le lit vide à ses côtés, elle découvre Giuseppe sur la terrasse en bois, enveloppé dans un plaid pour se protéger de la fraîcheur de l’aube. Il tourne vers elle un regard empreint de mélancolie, mais aussi d’une détermination nouvelle. Elle le questionne du regard, mais il se contente de sourire, un sourire qui ne révèle rien de la tempête intérieure qui l’a secoué toute la nuit.
Cette journée, comme toutes les autres, défile sans incident. Giuseppe va au travail, échange des banalités, esquisse des sourires de circonstance. Mais à l’intérieur, un changement imperceptible s’est opéré. Le poids de son mal-être, de son désir d’évasion, s’est transformé en une résolution silencieuse.
Il commence à envisager sérieusement ce que serait la vie après un départ. Comment préparerait-il son fils à une telle transformation ? Comment ferait-il pour s’assurer que Mario comprenne et, peut-
être, trouve son propre chemin dans l’absence de son père ? Et Isabelle, serait-elle plus heureuse sans lui, libérée de l’ombre de son insatisfaction ?
Ces questions le hantent alors qu’il effectue ses tâches quotidiennes, chaque mouvement mécanique, chaque parole automatique le rapprochant d’une décision qui, il le sait, ne peut plus être longtemps différée.
* *
*
Dans le silence de son bureau aux teintes neutres, Giuseppe trace les contours de son premier plan. Il visualise la moto, son compagnon de solitude, instrument de liberté, qui pourrait désormais devenir le vecteur d’une libération définitive. Sous la lumière blafarde, son esprit s’affaire à orchestrer un accident fictif, avec un souci du détail frôlant l’obsession.
Il imagine la scène : une nuit sans lune, la route de campagne qu’il connaît par cœur, la vitesse qui s’emballe, le contrôle qui lui échappe volontairement. Il peut presque ressentir l’adrénaline, le vent violent contre son visage, le cœur battant à la chamade puis… le silence. Une chute dans un fossé hors de vue, la moto écrasée, le casque éjecté, laissant croire à une mort instantanée, une faute de contrôle à haute vitesse – un scénario plausible pour un homme qui a toujours eu la passion des deux-roues.
Mais ce plan, aussi minutieusement construit soit-il, sème en lui une graine d’incertitude. C’est une fin trop brutale, trop irréversible. Il envisage les conséquences – la douleur infligée à son fils, le chagrin qu’il engendrerait pour sa famille et pour Isabelle, malgré la distance qui les sépare. Le poids de ces émotions potentiels le fait vaciller.
Quelques semaines passent, où Giuseppe est hanté par cette idée, jusqu’à ce qu’une autre prend forme, nourrie par les histoires d’évasion qu’il lit dans les journaux. Ces récits de disparitions volontaires, de personnes qui ont laissé derrière elles un ancien monde pour en construire un nouveau ailleurs, commencent à lui apparaître comme une alternative moins violente, plus poétique.
Il commence à réunir des informations, à étudier les histoires à succès, à apprendre de celles qui ont échoué. Il consigne méticuleusement dans un carnet les étapes à suivre pour disparaître sans laisser de traces, pour construire une nouvelle identité, pour brouiller les pistes. Ce deuxième plan lui offre une échappatoire où la mort n’est qu’une illusion, où il pourrait peut-être, un jour, revoir Mario et lui expliquer, loin de la comédie sociale qui les a séparés.
Dans la solitude de la nuit, il rédige des lettres qu’il n’enverra jamais, adressées à son fils, à Isabelle, à ses parents. Des lettres qui ne disent rien de ses plans mais qui tentent de réparer les non-
dits, de combler les silences, de préparer le terrain pour sa grande évasion. C’est une œuvre à la fois libératrice et douloureuse, un pas vers une liberté teintée de renoncement.
Pendant que Giuseppe élabore son plan d’évasion, le monde autour de lui continue sa danse monotone. Les jours se succèdent, tous semblables, avec leurs petites routines et leurs obligations pesantes. Cependant, dans l’ombre de cette vie ordinaire, Giuseppe s’accroche à son projet comme à une bouée de sauvetage.
Les week-ends, il s’attelle à peaufiner son plan. Il passe de longues heures à étudier des cartes, à calculer des itinéraires, à imaginer des points de chute. Dans le silence complice de la nuit, il surfe sur des forums en ligne, prenant note des conseils des autres, apprenant comment créer une nouvelle identité, comment disparaître sans laisser de traces. Il sait que l’attention portée aux détails pourrait faire toute la différence entre une nouvelle vie de liberté et une fugue éphémère suivie d’un retour honteux.
Ses recherches le mènent vers des connaissances plus obscures, des méthodes pour camoufler son départ, pour brouiller les pistes. Il apprend sur les différents moyens de voyager incognito, sur les artifices pour se débarrasser de son ancien soi. Il découvre le monde des pseudonymes, des papiers d’identité de substitution, des trajets détournés pour éviter la surveillance. Dans un vieux carnet à la couverture éraflée, il griffonne des notes, des idées, des plans d’action.
Mais chaque plan, aussi ingénieux soit-il, réveille en lui un conflit intérieur. Peut-il vraiment laisser derrière lui son fils Mario, ce rayon de soleil dans sa vie grisâtre ? Comment peut-il concilier son besoin désespéré de liberté avec l’amour indéfectible pour son enfant ? La pensée de causer de la douleur à Mario est la seule capable d’apaiser l’ardeur avec laquelle il poursuit son plan.
Au fil des semaines, une dualité grandit en Giuseppe. Une part de lui est prête à braver l’inconnu, à se lancer dans l’abysse de la liberté, tandis que l’autre est enchaînée aux responsabilités d’un père, aux liens invisibles qui unissent un enfant à son géniteur. C’est un combat silencieux, un ouragan intérieur qui ravage son être sans qu’aucun signe ne transparaisse à la surface.
Giuseppe est conscient qu’il ne peut retarder indéfiniment son choix. Bientôt, il devra prendre une décision qui façonnera non seulement son avenir mais aussi celui de ceux qui l’entourent. L’idée de simuler un accident de moto demeure tentante, un moyen rapide de couper tous les fils en une seule 9fois. Mais l’autre plan, celui d’une disparition orchestrée, d’une renaissance sous d’autres cieux, lui offre un espoir de renaissance.
Alors que l’heure de la décision approche, Giuseppe sent la pression monter. Il sait que le monde tel qu’il le connaît est sur le point de changer. Reste à savoir s’il aura le courage de devenir l’architecte de ce changement.
Giuseppe est prisonnier d’un passé qui refuse de le laisser en paix, d’une histoire familiale qui s’est imprimée dans sa chair comme une cicatrice indélébile. Son père, une ombre qui plane toujours sur sa vie, avait choisi de partir sans adieu, laissant derrière lui un silence assourdissant et un jeune garçon aux prises avec le spectre de l’abandon. Cet homme, qu’il avait tant admiré, s’était volatilisé dans un geste égoïste et définitif, laissant le jeune Giuseppe aux mains d’un chagrin qui allait façonner son existence.
Le souvenir de ce jour où tout a changé est toujours vivace dans son esprit. La lumière blafarde de l’aube, l’odeur du café que sa mère n’avait pas bu, les murmures étouffés derrière la porte de la chambre, tout lui revient en mémoire avec une précision cruelle. Il se souvient de la sensation du tapis sous ses genoux, du poids du téléphone dans sa main tremblante, des mots qui ne voulaient pas venir.
Le poids de cette histoire se fait d’autant plus lourd aujourd’hui, alors qu’il contemple son propre fils. Mario, avec sa jeunesse insouciante et ses rêves plein les yeux, est le miroir de ce qu’il était autrefois. Giuseppe se voit dans ce garçon, dans sa démarche, dans son sourire, et cette ressemblance ravive en lui une douleur qu’il pensait avoir enfouie.
Comment pourrait-il envisager de répéter l’histoire, de devenir l’écho d’une tragédie familiale ? Chaque fois que l’idée de partir, de tout abandonner, prend forme dans son esprit, elle se heurte à l’image de Mario. L’amour qu’il porte à son fils est un feu ardent, capable de consumer toutes ses autres envies, tous ses autres besoins.
Le combat intérieur que mène Giuseppe est déchirant. Il jongle avec la culpabilité, l’amour filial, la crainte de répéter les erreurs de son père. Parfois, lorsqu’il observe Mario rire ou s’émerveiller de quelque chose de simple, une bouffée de chaleur l’envahit, une onde de tendresse qui lui rappelle que, malgré son désir de fuite, il y a des chaînes qu’on ne peut briser sans se briser soi-même.
Il s’interroge sur la légitimité de ses désirs de liberté, sur l’équilibre précaire entre l’aspiration à une vie authentique et les responsabilités qui le définissent comme père. Comment justifier une telle fuite ? Comment vivre avec le fardeau d’avoir infligé à son fils ce qu’il a lui-même subi ?
Le courage, cette force qu’il a dû puiser en lui-même enfant pour surmonter l’absence, lui semble à présent une denrée rare, presque épuisée. Il réalise que le vrai courage pourrait ne pas résider dans l’acte de partir, mais peut-être dans celui de rester, de faire face à cette vie qu’il n’a pas su apprécier, pour l’amour d’un garçon qui est toute son monde.
Le dilemme de Giuseppe est aussi ancien que l’humanité elle-même : choisir entre ses propres rêves et les devoirs que la vie lui a confiés. À travers ses nuits blanches et ses jours gris, il cherche une réponse, un signe, quelque chose qui pourrait lui indiquer la voie à suivre. Car l’idée de faire 10subir à Mario l’abandon qu’il a lui-même vécu lui est, à chaque instant qui passe, plus insupportable…
* *
*
Giuseppe se trouve dans le petit bureau sombre qu’il s’est approprié au fil des années, un recoin oublié de la maison, où les murs sont tapissés de livres et de souvenirs de voyages imaginaires. C’est là, sous la lueur vacillante d’une lampe de bureau, que la décision de Giuseppe prend forme sur le papier. Il prend une feuille de papier à en-tête, celle qu’il réserve d’ordinaire pour les grandes occasions, et y pose doucement les mots qui dévoileront son absence prochaine.
Chère Isabelle,
Mon cœur est lourd en écrivant ces mots, non pas parce que le choix est difficile, mais parce que je sais que mon absence laissera un vide. Ce n’est pas un adieu, mais un temps pour moi, un voyage vers l’intérieur de mon être que je ne peux plus reporter. J’ai décidé de passer quelques jours dans le silence d’une abbaye, avec des moines dont la vie est dédiée à la contemplation et à la recherche de paix intérieure.
Je sais que cela peut sembler soudain, mais c’est un chemin que je dois emprunter seul. C’est là-bas, dans la simplicité et l’ascétisme, que je souhaite trouver le calme qui m’échappe, la sérénité qui me fuit dans le bruit et la fureur de notre quotidien. Je veux apprendre à être, simplement être, sans artifices ni attentes.
Cher Mario, Toi, mon fils, mon espoir, tu as la grâce de la jeunesse et l’insouciance qui l’accompagne. Je te demande de comprendre que ton père a besoin de cette retraite, non pas parce que je ne trouve pas de joie en ta présence, mais parce que je dois retrouver une joie oubliée en moi-même. Je t’écrirai, et j’espère trouver à mon retour les mots justes pour te partager ce que j’aurai appris.
À vous deux, je vous demande pardon pour cet égoïsme temporaire, mais il est essentiel. Je ne pars pas à cause de vous, je pars pour moi, pour nous, afin de revenir plus complet, plus présent. Je rentrerai lorsque je serai prêt, lorsque mon esprit se sera clarifié et que mon cœur saura à nouveau apprécier pleinement la vie que nous avons construite ensemble.
Avec tout l’amour que j’ai toujours eu pour vous, mais que peut-être, j’ai oublié de montrer.
Guisep
Avec un soupir presque inaudible, il plie la lettre avec une précision presque cérémonielle, l’insère dans une enveloppe et lèche l’adhésif pour la sceller. Il la laisse sur la table de la cuisine, un lieu où il ne peut manquer d’être trouvé, telle un phare silencieux annonçant son départ imminent.
Giuseppe contemple la maison endormie, chaque pièce imprégnée de souvenirs, chaque coin résonnant d’échos de rires et de disputes, de vie partagée, de quotidien qu’il essaie de vomir un peu plus chaque jour. Puis, avec la légèreté d’un homme qui a enfin posé le fardeau de ses non-dits, il attrape sa veste et sort dans la nuit fraîche, laissant la porte entrouverte derrière lui comme une invitation au changement à venir.
* *
*
Les feuilles d’automne jonchaient la route menant à leur domicile, une mosaïque de teintes cuivrées et d’or. C’était une métaphore parfaite pour la saison de la vie de Giuseppe, un mélange de mélancolie et de renouveau. À son retour de l’abbaye, il avait demandé à Isabelle de le rejoindre dans le petit café où ils avaient coutume de discuter de leurs rêves d’avenir, à une époque qui leur semblait maintenant étrangement lointaine.
Assis en face d’Isabelle, Giuseppe deux café dont un, allongé, pour Isabelle.
– Ces semaines de solitude m’ont apporté la clarté dont j’avais besoin, commença-t-il, son regard plongé dans le sien. Et je sais maintenant ce que je dois faire pour être fidèle à moi-même, et honnête envers toi et Mario.
Isabelle, son cœur battant à la chamade, écoutait, redoutant et anticipant à la fois ses mots.
– Je t’ai aimée, et d’une certaine manière, tu compteras toujours pour moi. Mais je me suis perdu en essayant d’être l’homme que je pensais devoir être pour toi, pour nous, et pour ma mère qui ne cessait de me dire que « je ne suis pas normal ». Je ne peux continuer à vivre ainsi, et je ne veux pas que tu le fasses non plus, continua-t-il doucement.
Giuseppe prit une profonde inspiration avant de dévoiler son désir de séparation, expliquant qu’il avait trouvé une petite maison non loin de là. Il souhaitait que Mario vienne vivre avec lui une semaine sur deux, désireux de maintenir une relation solide et aimante avec son fils. Il parlait d’un ton ferme mais empreint de gentillesse, exposant son besoin de vivre seul pour retrouver son essence, sa voie
Isabelle, bien que touchée par une pointe de tristesse, percevait la sincérité dans la voix de Giuseppe. Elle savait que leur mariage, malgré l’amour qu’ils s’étaient porté, était devenu une lourde chaîne pour lui. Et quelque part, elle aussi ressentait le besoin de respirer, de redécouvrir qui elle était en dehors de leur union.
Après un long silence, elle acquiesça d’un hochement de tête, ses yeux brillant d’une larme contenue.
–Je veux que tu sois heureux, Giuseppe, et je veux l’être aussi. Si cela signifie que nous devons emprunter des chemins séparés, alors je respecte cette décision, répondit-elle, sa voix à peine audible.
Les semaines suivantes, ils s’attelèrent aux démarches pratiques de la séparation, un processus douloureux mais nécessaire. Mario, bien qu’affecté par ce changement, était soutenu et aimé, entouré par la bienveillance de ses deux parents qui, malgré la fin de leur vie commune, restaient unis dans leur rôle parental.
Giuseppe emménagea dans son nouvel espace, humble mais empli de tranquillité. Mario venait chaque seconde semaine, et ensemble, père et fils apprenaient à connaître cette nouvelle dynamique de leur relation.
Quant à Isabelle, elle redécouvrit sa liberté, retrouvant des amitiés oubliées et se lançant dans des projets qui lui étaient propres. Elle trouvait du réconfort dans la routine modifiée, et dans l’espace personnel qu’elle s’était octroyé.
L’été avait étendu ses ailes chaudes et accueillantes sur Châteaubriant, une saison d’exploration et d’aventure. Les bagages déjà prêts, Giuseppe contemplait le ciel bleu depuis sa fenêtre, pensant à ce voyage qu’il s’apprêtait à entreprendre avec Mario. C’était Mario qui avait proposé la Pologne, un choix mûri par les heures passées le nez dans les livres d’histoire et les documentaires, une quête de comprendre les profondeurs de l’âme humaine. Giuseppe avait été surpris au début, mais l’enthousiasme de son fils était contagieux, et le projet avait pris forme comme un rite de passage.
Ils allaient partir en voiture, leur vieille Toyota aussi chargée d’histoires et de souvenirs que les lieux qu’ils allaient visiter. Giuseppe avait passé des jours à la préparer pour le long voyage, une traversée à travers les paysages européens qui les mènerait jusqu’aux terres polonaises.
Le matin du départ, alors que l’aube filtrait à peine à travers les rideaux, Mario vérifiait la carte routière étalée sur la table du salon, traçant du doigt le parcours qui les mènerait de Chateaubriant à Varsovie, puis aux camps d’Auschwitz-Birkenau. Leur décision de visiter ces lieux de mémoire était ancrée dans une volonté de saisir l’histoire de manière tangible, de ne pas laisser les leçons du passé s’effacer avec le temps.
– Papa, tu es sûr que la voiture tiendra le coup?
Mario leva les yeux vers Giuseppe, une ombre d’inquiétude dans son regard d’ordinaire si confiant. Giuseppe posa une main sur le capot de la Toyota, comme s’il pouvait en sentir le cœur battre.
– Elle peut faire encore de nombreux kilomètres. Elle fera partie de notre aventure, tout comme nous. C’est sur cette voiture que tu feras la conduite accompagnée et c’est aussi cette voiture qui sera la tienne lorsque tu auras ton « petit papier rose ».
– Supeeeer, répondit Mario en fronçant les sourcils. Pour draguer, j’aurais préféré une petite Audi de 300 chevaux !
– Pour te tuer ? Pour perdre ton permis dès les premiers tours de roues ? J’ai été jeune avant toi, fiston. Je te comprends parfaitement. Mais crois-en mon expérience : une vieille voiture familiale sera parfaite pour tes cent-mille premiers kilomètres ! Et tu apprendras aussi, qu’effectivement, pour draguer, c’est pas terrible. Mais une nana qui te méritera ne sera pas avec toi pour ce que tu veux bien lui montrer que tu possèdes, mais bel et bien pour ce que tu es.
Repensant au voyage qui les attendait en Pologne, la voix de Giuseppe devint plus douce, mais sa détermination était claire. Il ne s’agissait pas seulement d’un déplacement dans l’espace, mais dans la conscience. Cette décision de partir en Pologne n’était pas anodine. Elle faisait écho au besoin de Giuseppe de donner à son fils des racines solides, une compréhension du passé pour mieux construire son avenir. Varsovie, avec sa résilience et son architecture renaissante, et Auschwitz-Birkenau, témoin silencieux des horreurs du passé, seraient leurs salles de classe.
Le voyage était intense, parfois émotionnellement épuisant, mais il ouvrait aussi leurs cœurs à une profonde gratitude pour la vie et la liberté qu’ils avaient. Debout devant les barbelés d’Auschwitz, Giuseppe prit Mario dans ses bras, partageant un moment de silence, un hommage aux âmes perdues.
Les jours passèrent, remplis de découvertes, de conversations et de réflexions. Mario écrivait dans un journal, capturant ses pensées et ses émotions, tandis que Giuseppe prenait des photos, souhaitant conserver ces souvenirs de leur voyage ensemble.
Ce voyage en Pologne fut bien plus qu’une simple échappatoire estivale; ce fut une quête de sens, un lien renforcé entre un père et son fils, et une page précieuse ajoutée au livre de leur vie.
La Pologne avait laissé une empreinte indélébile dans leur âme, un rappel que, malgré les ténèbres du passé, il y a toujours de la place pour la lumière de l’espoir, de la compréhension et de la renaissance.
Giuseppe et Mario, ensemble, avaient non seulement traversé les vestiges d’un passé sombre, mais avaient aussi trouvé une lumière guidant leur chemin vers l’avenir.
* *
*
La veille de leur départ de Pologne, Giuseppe, souhaitant ramener un souvenir authentique de leur voyage, décida de pousser la porte d’une petite boutique à l’enseigne ancienne, promettant vodkas et bières locales. Le carillon de la porte tintait une mélodie d’accueil alors que l’odeur boisée et la fraîcheur de la cave enveloppaient Giuseppe et Mario.
Le caviste, un homme rondouillard à la barbe grisonnante, les accueilla avec un sourire chaleureux et les guida à travers les allées bordées de bouteilles empoussiérées et d’étiquettes promettant des saveurs fortes et des histoires de terres lointaines. Alors que Mario s’émerveillait devant une collection de bières artisanales, Giuseppe se trouva attiré par l’élégance simple des flacons de vodka.
C’est là qu’il la vit. Elle avait un nom doux qui roulait sur la langue comme une mélodie, Danuchka. Elle se tenait de l’autre côté de l’étagère, examinant avec une attention particulière une bouteille d’alcool doré. Avec ses cheveux châtains parsemés de fils argentés, elle avait illuminé l’allée de spiritueux locaux, simplement avec son élégance naturelle et son large sourire. Sa silhouette fine et son joli visage quelque peu marqué trahissaient une vie riche, emplie de jolies histoires et des pans peut-être un peu plus tragiques. Quoique, qu’en savait-il ? Giuseppe, bien que réservé, avait été captivé par la facilité avec laquelle elle tissait les mots, liant le français au polonais avec une aisance poétique.
– Vous devez absolument goûter vodka-là conseilla Danuchka, lui tendant la bouteille qu’elle tenait. Elle a le goût de notre terre, épicée et pure.
Leur conversation se poursuivit, d’abord sur les différentes saveurs de vodka, puis sur leurs voyages respectifs. Danuchka, une Varsovienne ayant un pied-à-terre à La Baule, avait passé la plus grande partie de sa vie entre la Baule, Tour,Paris, et Varsovie, sa ville natale. Elle possédait une richesse d’expériences et un charme qui captivait Giuseppe.
Le temps semblait suspendu dans la fraîcheur de la cave, les étagères de bois remplis de bouteilles devenant les témoins d’un lien naissant, inattendu. Giuseppe, qui avait si souvent ressenti la pesanteur de la solitude malgré la foule, trouvait dans les mots de Danuchka une facilité et une chaleur qui lui avaient manqué.
Finalement, ils sortirent de la boutique, les bras chargés de victuailles quelque peu liquides, mais aussi, d’un moment qu’ils allaient partager avec Danuska : dans un bar tout d’abord, avant de poursuivre dans un restaurant typique dans le vieux quartier du centre de Varsovie.
De retour à l’hôtel avec Mario, il trouva dans la poche de sa veste un ticket de restaurant comportant un numéro de téléphone griffonné. Le soir, alors que Giuseppe préparait les bagages pour leur retour, il tournait et retournait ce bout de papier entre ses doigts, un sourire inattendu éclairant son visage. Peut-être que cette rencontre était simplement un heureux hasard, mais il préférait y voir un signe, une porte ouverte sur des possibilités nouvelles, un dernier cadeau de ce pays qui avait tant enrichi leur voyage.
Mais ça, c’est une autre histoire…
©2023 Christophe GREGOIRE
Certificat de dépôt horodaté
N°D52209-18305
On pourrait être quelques uns à se reconnaitre dans cette nouvelle. Que d’emotions. Bravo à l’auteur.