EN CHAIR ET EN OS
(et pourtant…)
Nouvelle
C’est par une belle journée de printemps que Giuseppe ouvrit la porte de la longère familiale après une nuit bien arrosée entre amis et quelques petits joints d’herbe qu’il s’octroyait de temps à autre. Il était huit heures vingt du matin et se sentait faiblard. Il se vautra sur son lit sans même prendre soin de se déshabiller. Sa mère, chez qui il habitait et avait entendu son fils arriver entra dans la chambre.
– Guisep’, tu as reçu un coup de fil hier après-midi. Dominique Lesage, un éditeur qui te propose un rendez-vous ce matin à 10h30. Tu vas être publié fiston ! Tu vas le sortir ce roman, tu vas être célèbre !
– Merde, ronchonna t-il d’une voix cassée. Pas ce matin !
Il prit une douche, presque froide, et se fit couler un café qu’il but debout. Il grimpa dans sa vieille Toyota rouge qui pétarada au premier tour de clef.
Près de son rendez-vous, il s’arrêta chez un buraliste pour acheter du tabac et un journal sportif. De retour dans sa voiture, il alluma une cigarette et constata qu’il avait une petite demi-heure d’avance pour rencontrer cet éditeur. Depuis tout ce temps qu’il attendait qu’on le publie !
Il repensa alors à la soirée de la veille. Décidément, le mélange alcool-canabis ne lui réussissait pas. Il réalisait à présent qu’il avait trompé Aurore, sa petite amie. Il ferma les yeux en se questionnant sur la suite à donner à cette situation. Comment lui annoncer ? Oui, parce qu’il allait lui dire, forcément. Il se sentait malgré tout fidèle mais aussi quelque peu jaloux. Si Aurore venait à le tromper, il préférerait en être informé et en discuter posément.
Il plongea à présent dans un demi-sommeil et repensa à celle qu’il aimait plus que tout au monde, depuis le lycée.
Soudain, un claquement retentit dans l’habitacle de la voiture ; un policier municipal, qui s’éloignait avec une liasse de feuillets verts, venait de lui coller un procès-verbal sous l’essuie-glace. Il sortit de sa voiture et attrapa le PV d’un geste rapide et furieux. Amende pour stationnement gênant. Il le déposa sur le siège du passager et démarra. Quelques dizaines de mètres plus loin, il insulta le policier, heureusement avec la vitre fermée.
– Enfoiré, ça te fait plaisir de coller un PV à un pauvre mec comme moi ?
Puis il s’étonna de l’heure indiquée par le flic : 11h06
– En plus, il ne sait même pas lire l’heure ce con !
Instinctivement, Giuseppe regarda sa montre : 11h07. Il ouvrit des yeux exorbités, tapota sur la vitre de sa montre et écrasa sa cigarette.
Il constata alors étrangement que la cigarette qu’il venait d’écraser était allumée depuis une heure… Il se secoua la tête pour tout remettre en place mais c’était chose vaine en raison de la soirée de la veille.
Les murs de la salle d’attente étaient tapissés de papiers à en-tête, cartes de visites, logos, flyers et autres supports publicitaires d’entreprises d’acteurs économiques plus ou moins connus localement. Il supposa alors que l’activité principale de Dominique Lesage n’était pas l’édition comme il l’entendait, mais plutôt l’édition et l’impression publicitaires. Soit. Il se trouvait dans cette vaste salle d’attente ouverte sur différentes activités de l’entreprise dont un bureau vitré où une charmante jeune femme semblait s’énerver après son ordinateur portable. Elle se déplaça pour recharger le bac à papier de son copieur et s’accroupit pour en ouvrir le tiroir. Elle était habillée d’une robe claire et suffisamment cintrée pour mettre ses formes en valeur, tout en respectant une certaine pudeur. Une femme d’une trentaine d’années, à la longue chevelure châtain clair et au visage angélique Elle était une invitation à la tendresse et la douceur.
Sur la table basse au centre de la pièce étaient déposés différents magazines, pour la plupart littéraires. Il commença à en feuilleter un lorsqu’elle s’approcha, souriante, en lui tendant la main.
– Monsieur Taglietti ? Dominique Lesage. Si vous voulez bien me suivre…
– Désolé pour ce retard… ce n’est pas mon habitude…
– Le quart d’heure nantais ! Pas de soucis…
Bien que le bureau comportait une bibliothèque sur tout un pan de mur, Giuseppe se demanda bien pour quelle raison l’éditrice l’avait convoqué. Certainement pas pour son roman, se dit-il. La déception et l’agacement commencèrent à se lire sur son visage.
– C’est avec intérêt que j’ai lu votre texte monsieur.
– Déjà, appeler « texte » ce qu’il qualifiait bien au-delà lui déplut. Il l’appelait « mon roman ». Quatre ans d’acharnement presque quotidien sur ces cent-quatre-vingt-trois pages, en grande partie autobiographiques.
– J’ai bien aimé votre texte monsieur Taglietti, continua t-elle. Mais des histoires comme ça, on en reçoit des dizaines chaque mois. J’appelle ça « les confitures de ma grand-mère ».
– Les confitures de ma…
– Oui, coupa t-elle, tout le monde a quelque chose de plus ou moins tragique à raconter sur sa famille, son passé, son enfance. Mais on s’en fout. Les lecteurs s’en fichent totalement. S’ils veulent lire ce genre d’histoire, ils n’ont qu’à ouvrir un journal ou aller sur le web : des viols, de la pédophilie, de la drogue, des flics fachos, de la corruption… Ils ont tout ça, et même gratuitement. Quelques années plus tôt, on en aurait peut-être tiré quelques milliers d’exemplaires mais dans ce domaine, tout a déjà été fait.
– Alors pourquoi ce rendez-vous aujourd’hui ? Pourquoi m’avoir demandé ?
– Ça fait longtemps que vous envoyez votre manuscrit à des éditeurs ?
– Non… Oui… Enfin, deux ans peut-être. Mais ça ne rentrait pas dans leurs lignes éditoriales.
– C’est ce qu’on répond parfois, oui. Mais je préfère être honnête avec vous : ne dépensez plus de timbre inutilement. Toutefois, j’ai bien aimé votre style. Et si je vous ai fait venir aujourd’hui, c’est pour vous proposer d’écrire une…
Le téléphone posé sur le bureau de Dominique Lesage qui s’ébranla soudain coupa court à la conversation. Elle se décomposa et bafouilla :
– la po… la police ?!?
Elle chercha alors un dossier parmi d’autres sur son bureau. Elle en prit un de couleur pourpre où figurait une inscription manuscrite à l’encre noire. De la façon dont elle tenait ce dossier, il était impossible pour Giuseppe de déchiffrer cette inscription. Elle balaya du regard les quatre murs et, prise d’une réelle panique, elle semblait avoir totalement oubliée la présence de Giuseppe. Quelques bruits sourds sortaient de son gosier, mais on était plus proche d’un vieux râle que d’une voix féminine. Elle se dirigea alors vers le mur opposé à la fenêtre où figurait une armoire métallique qui dénotait franchement avec le reste du mobilier en bois. Elle agita bruyamment la poignée et gueula après Giuseppe :
– Mais tu peux pas m’aider au lieu de rester à me regarder comme un con ?
Le téléphone sonna une deuxième fois. Elle courut.
– Madame ! La police vous demande !
– Faites les patienter un peu. Je suis en rendez-vous, bégaya t-elle maladroitement.
L’éditrice se dirigea de nouveau vers l’armoire avec la clef qu’elle venait de retrouver sur son bureau. Clef qu’elle cassa aussitôt dans la serrure. Elle se mit à hurler. Elle attrapa rapidement le coupe-papier posé sur son bureau pour tenter de forcer la serrure. En vain.
Se sentant peu à son aise, Giuseppe bafouilla quelques mots automatiques :
– Et… et je peux savoir ce que vous vouliez me proposer d’écrire ? Je veux bien vous aider, mais c’est donnant-donnant.
– Si on ne sort de là, je la publie, votre merde !
– On ? Si ON se sort de là ?
Elle hurle de nouveau comme une hystérique et bouscula Giuseppe qui, dans son déséquilibre, fit tomber un petit meuble bas Ikea sur lequel était posé un vase de fleurs coupées. Une large flaque d’eau et des morceaux de verre jonchaient alors le parquet.
Littéralement hors d’elle, elle remit le petit meuble sur pied et monta dessus ; son dossier d’une main et le coupe-papier dans l’autre. Prête à poser le fameux dossier au-dessus de l’armoire -mais que contenait-il donc ?- dans la panique, elle fit un pas précisément sur l’angle du meuble et perdit l’équilibre. Elle s’écroula alors comme un sac de patates au pied de l’armoire. Elle était sur le ventre, le visage tourné vers le sol et contre le mur.
– Madame ! Madame ! Ça va ?
Il prit la femme par l’épaule et la retourna. Là, il vit ses yeux révulsés. Elle tentait bien de balbutier quelques mots mais ils étaient assez inaudibles à cause du coupe-papier en travers de la gorge. Puis tout s’arrêta soudain et son corps se détendit. Il lui posa les mains sur son torse pour la secouer, espérant la ranimer. Il rechercha le pouls mais constata qu’il était trop affolé pour ce genre d’exercice. Il se ramena les cheveux en arrière dans un geste rapide et constata qu’il avait les mains maculées du sang de la jeune femme.
Tout proche, de l’autre côté de la porte, on entendit des pas dans l’escalier en bois qui amenait jusqu’au bureau.
– Madame ! Réveillez-vous, merde !
La porte du bureau s’ouvrit soudain et deux policiers entrèrent dans la pièce. L’un deux se précipita sur Giuseppe pendant que l’autre sortit son arme.
– Elle est tombée toute seule ! C’est pas moi, c’est un accident !
– Tu diras ça au poste !
L’autre flic se pencha sur la victime, toujours avec son arme pointée sur Giuseppe. Celui-ci fit un geste brusque (le self-défense, ça sert parfois) et se libéra du gros moustachu. L’autre, un jeune gringalet, ôta le cran de sûreté de son pistolet et vociféra des mots de son jargon, accessoirement chargés d’effluves alcoolisées. Le gros moustachu tenta de rattraper Giuseppe et dans la panique, un coup de feu retentit. La moustache, bien que très imposante, n’a amorti ni le choc, ni le bruit des dents dans le sapin du parquet.
– Putain ! s’écria le jeune flic. C’est pas vrai ! Robert ! Réveille-toi ! Allez ! Debout !
Mais le Robert ne sentait plus ses dents. Et pour cause. Il ne sentait plus rien (à part, pour lui aussi, quelques effluves…). Une mare de sang grandissait déjà autour du flic. Giuseppe arracha alors l’arme du mort et dans un geste inexplicable, il colla deux balles dans la tête du jeune flic. Courte carrière.
Trois personnes gisaient au sol.
Il sortit du bureau à toute allure puis revint sur ses pas pour récupérer ce fameux dossier. Il ressortit et traversa les locaux sous les yeux de la secrétaire accroupie, tremblotante et pleurant sa mère pour rester vivante.
C’est dans un crissement de pneus et un nuage de poussières que Giuseppe fit les premiers tours de roues au volant de sa voiture. Littéralement pris de panique, ne sachant trop où aller, il prit l’axe Nantes-Rennes tout proche et s’arrêta sur une aire de repos de la station essence. « Total : vous ne viendrez plus chez nous par hasard ». Il s’arrêta entre deux poids lourds. Que faire ? Il hésita un moment à entrer de force dans la remorque de l’un deux pour fuir en terre inconnue, comme un migrant. Puis il se ravisa.
Il fit le tour de la situation. Il avait laissé derrière lui trois cadavres dont un seul qu’il avait tué. Mais qui le croirait ? Il aurait très bien pu tuer l’éditrice avec un coupe-papier et les deux flics avec un pistolet ! Et quel allait être le témoignage de la secrétaire, restée vivante, elle ? Qui allait prendre la défense de Giuseppe ? Et puis même ; tuer trois personnes ou une seule, policier de surcroît, ça ne changeait plus grand-chose au final. Il avait du sang sur les mains, voilà tout ! Au sens figuré comme au sens propre, d’ailleurs. Vite. Se laver les mains. Oui, lui, Giuseppe Taglietti, vingt-trois ans, le fi-fils-à-sa-maman, si doux, si tendre avec son amoureuse, les chats et les petits oiseaux, il venait de tuer un homme. Par accident. Par panique. Par peur, par détresse, mais il avait tué un pauvre mec qui faisait juste son boulot !
Soudain, son regard fut attiré par ce fameux dossier de couleur pourpre. «Muller – Le Cloarec ». Il commença alors à feuilleter le dossier qui comprenait une bonne centaine de feuilles. Il y était question de la commune du Porsic, non loin de là, sur la côte Atlantique. Et d’un casino. Et d’une certaine « Dominique Lesage » qui avait racheté un hôtel de luxe dans le but d’y faire tourner un casino. Bien qu’assez allergique à l’actualité locale, cette affaire avait fait grand bruit quelques mois au préalable. Giuseppe se souvenait tout à coup que les journaux locaux en avaient fait leur Une pendant quelque temps.
Dans un état second – on ne tue pas un flic tous les jours – il rentra chez lui à 30 minutes de là, dans la campagne de Châteaubriant. Il fit le tour de la bâtisse et rangea sa voiture sous le hangar comme il le fait chaque jour. Rentrer, prendre une douche et tout expliquer à sa mère en buvant une bonne bière. Et réfléchir. Et aller se dénoncer. Voilà le programme qu’il était en train de fixer quand il entra chez lui.
– M’man ?
Un bruit de chaise en bois contre le sol en tomette. Giuseppe entra dans la cuisine dire bonsoir à sa mère mais… quelle ne fut pas sa stupéfaction quand il vit chez lui, attablé, un couple d’une soixantaine d’années qu’il ne connaissait pas !
– Qu’est-ce qu’il vous prend de rentrer sans frapper ? Demanda l’homme, un grand maigre dégarni portant de grosses lunettes. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Éberlué, Giuseppe ne répondit pas.
– Et d’abord, qu’est-ce qui vous prend de rentrer par-derrière ? Continua l’homme qui s’était levé et tendait le bras et l’index droit devant l’imposteur.
Giuseppe ferma les yeux, les rouvrit, recommença l’opération trois fois encore. Il secoua la tête et balbutia :
– Qu’est-ce que vous faites chez ma mère ?
Exacerbé par ce dialogue de sourd, l’homme prit Giuseppe par le col de son blouson.
– Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Vous allez déguerpir fissa où je m’occupe de vous ! Pigé ?
L’homme était catégorique. Il ne plaisantait pas ! Il était chez lui ! Si la maison était la même, le mobilier, lui, était radicalement différent.
Ahuri, Giuseppe fit un pas en arrière, malgré ses jambes tremblotantes qui fléchissaient sous son poids. Il prit une pomme dans la corbeille posée sur l’enfilade et croqua d’un coup sec pour voir si elle était bien réelle.
– Vous êtes voleur en plus de ça ?
– Ce sont mes pommes ! C’est moi qui ai planté le pommier quand j’étais petit avec mon père ! Ce sont mes pommes, c’est chez moi ici ! C’est vous qui êtes des voleurs ! Et puis d’abord, où est ma mère ?
L’autre resta bouche-bée. Sa femme, elle, le regard dans le vague depuis trois minutes, s’était statufiée à l’autre bout de la table. Comme une poupée de cire. Une poupée de mauvais goût.
– Vous êtes saoul et vous vous trompez de maison ! Levez le camp où je sors ma vingt-deux !
Devant cette réplique pour le moins péremptoire, Giuseppe recula et quitta la maison par où il était entré. Il fit quelques pas vers sa voiture et s’arrêta net. Il se retourna et vit que le pommier n’était plus là. Que les volets de la fermette n’étaient plus verts mais bleu foncé. Que les parterres de fleurs entretenus par sa mère avaient disparu. Mais que se passait-il ? S’était-il réellement trompé de maison ou devenait-il fou ? Il baissa le regard, se gratta la nuque et regagna sa voiture où il partit en trombe.
Quelques dizaines de mètres plus loin, il s’arrêta et composa le numéro de sa sœur. Après trois sonneries, on décrocha à l’autre bout.
– Allo, Nath ?
– Oui, répondit-elle. A qui ai-je l’honneur ?
– Giusep’ ton frangin. Figure-toi que…
– Ah ça ! Ça m’étonnerait gloussa la femme
– Et pourquoi ça t’étonnerait ?
– Parce que mon frère est mort depuis deux ans !
Giuseppe resta coi. On raccrocha à l’autre bout et il s’accroupit, le dos contre sa voiture et essaya de faire le point : accusé de meurtre par deux flics qui certes, ne parleront plus. Sa mère avait de toute évidence déménagé en quelques heures sans même le prévenir. Mais si c’était vraiment le cas, les nouveaux propriétaires lui en auraient touché deux mots. Par ailleurs, s’il en croit sa sœur, il serait mort depuis deux ans…
Arrivé à Châteaubriant, il entra dans un bar, place de la Motte. Il commanda un grand café et un cognac.
– Je dois scanner votre pass vaccinal
– Mon quoi ?
– Votre pass !
– Depuis quand il faut un passe pour boire un coup ?
– Ça fait plusieurs mois jeune homme. Nous non plus on n’est pas d’accord avec ça, mais il faut bien faire marcher le commerce. Ce sont les règles. Votre pass s’il vous plait. Vous plaignez pas, on n’est plus obligés de porter le masque !
– … ?!?
– Pas de pass, pas de cognac. Désolé.
– Un petit café ?
– Non plus. Un petit coup de pied au cul à la rigueur pour vous faire quitter les lieux avant que les flics arrivent pour vous contrôler. On n’a pas le choix, ce sont les règles.
Au même moment, où le patron du bar parle de ces « règles », une journaliste sur le téléviseur accroché sur le mur lance un sujet sur l’assouplissement des nouvelles règles.
« Nous aurons atteint cette semaine le pic des 130000 morts du Covid dans notre pays. L’occasion pour nous de vous présenter malgré tout l’assouplissement des nouvelles règles. Assouplissement que l’opposition juge de purement électoraliste »
– Ces quoi ces règles dont ils parlent à la télé ? Demanda Giuseppe, interloqué.
– Mais vous débarquez d’où, vous ?
– Excusez-moi… mais on est quand ? On est où ? Demanda t-il en ouvrant la porte de sortie.
Malgré la bonne douzaine de personnes dans le bar, un silence s’imposa soudain. Au milieu de quelques balbutiements moqueurs, un type, la cinquantaine chauve et bedonnante fit un « excusez-moi » pour demander le passage. Giuseppe et le chauve sortirent au même moment.
– Vous semblez un peu perdu… je peux vous renseigner ?
– Je ne sais pas. Oui, je suis un peu paumé. On est quand ?
– On est jeudi. Le 28.
– Le 28 quoi ?
Soupirant, un peu agacé, l’autre continua :
– 28 janvier…
Et poursuivit, malgré le visage de Giuseppe qui commençait à blêmir :
– 2022
– Deux mille v… ?
Giuseppe n’a pas eu le temps de poursuivre. Il s’effondra soudain sur le trottoir, juste à côté de la pharmacie.
– Un médecin ! Un médecin s’il vous plaît !
La pharmacienne, interloquée par le petit attroupement devant sa boutique sortit avec un tensiomètre.
– Vous le connaissez ? Demanda t-elle au chauve tout en donnant deux franches gifles sur les joues de Giuseppe.
Il fit non de la tête. Une bonne quinzaine de personnes se trouvaient à présent au-dessus de Giuseppe pendant que quelqu’un décrivait la scène au téléphone. Certainement avec les pompiers. C’est à ce moment-là que Giuseppe reprit ses esprits, se releva et remercia tout le monde. Avant de retrouver sa Toyota garée juste à côté, il en profita pour acheter un journal. Achat refusé par le buraliste pour cause de carte bleue ne fonctionnant pas. « Périmée » a dit le buraliste. Giuseppe en a quand même profité pour lire la Une du journal posé près des chewing-gums et autres barres chocolatées.
Ouest-France. Édition du jeudi 28 janvier 2022. « Covid-19 : plus de 21 000 classes fermées, 572 000 élèves contaminés en une semaine »
Le sentiment d’avoir loupé une étape… Covid-19… Jamais entendu parler…
L’ayant suivi discrètement, le gros chauve à lunettes l’interpelle :
– Ça va pas ? Tu sembles revenir de chez les morts !
– Oui, c’est un peu ça. Un coup de fatigue peut-être. J’ai pas mangé aujourd’hui. Et en plus, ma carte ne fonctionne pas.
– Je te paie un kebab si tu veux ! De toutes façons, je devais y aller. Je dois rejoindre ma compagne au kebab avant d’aller au Théâtre de Verre ce soir. Un petit concert en amoureux.
Le temps que Giuseppe réfléchisse, Grégoire, c’est ainsi qu’il se présenta, avait acheté le journal local pour Giuseppe. Le titre en Une, les titres des autres articles, la politique nationale, les présidentielles qui se préparent, la crise sanitaire mise en exergue presque partout. Giuseppe ne reconnaissait rien de l’actualité. Plus de doute ; il avait bien fait un bon de trois ans dans le futur !
Il refusa la proposition de Grégoire en le remerciant toutefois.
Il partit sur les chapeaux de roues et prit la direction d’Erbray pour aller voir sa sœur. Quelques kilomètres plus loin, il bifurqua dans le quartier résidentiel et sonna à la porte du numéro 9 de cette rue sans issue où au bout, se trouva la gendarmerie qui n’était encore qu’à l’état de projet la veille seulement.
Une femme ouvrit la porte en PVC.
– Giuseppe ? Je crois rêver ! Lança Nathalie, le sourire inquiet.
– Non. Tu rêves pas. C’est bien moi. En chair et en os.
– Mais comment… Tu étais mort !
– Oui. Je sais. Mais c’est du passé. Tu me fais entrer ou tu me laisses là comme un con ?
Le visage de la femme se ferma soudain.
– Non. C’est une blague. Vous ne pouvez pas être Giuseppe. Mon frère est mort. Vous m’entendez ? Mort !
– Tu te fous de ma gueule ? J’ai l’air d’un mort ?
– Mais je l’ai vu, mon frère ! Il était mort ! C’est même moi qui suis allé le reconnaître à la morgue après son accident de voiture ! Il avait le crâne défoncé !
– Mais est-ce que j’ai le crâne défoncé ? Est-ce que j’ai l’air mort ?
– Barrez-vous ou j’appelle à l’aide !
La femme referma la porte brutalement et on entendit le cliquetis de la clef dans la serrure.
Mais Nathalie ! Ouvre-moi ! C’est Giuseppe, ton frère ! Ouvre !
Giuseppe se tut quelques secondes et continua à voix basse :
– Tu te souviens, quand on était gosse, on avait fait l’école buissonnière et tu t’étais pété le genou en tombant dans le fossé avec ton petit vélo bleu. Et puis cette première cigarette qu’on avait fumée en cachette dans le poulailler chez papy et mamie.
On entendit pleurer derrière la porte.
– Et quand je me suis cassé les dents en chahutant avec toi alors que c’était tante Alice qui nous gardait ? Tu te souviens de moi ? Tu te souviens de ton petit frère ?
– Arrêtez ! Je vous en prie ! s’égosilla la femme derrière la porte.
Elle s’effondra au bas de la porte en pleurant à chaudes larmes.
– Et puis tu te souviens, tous les soirs, tu râlais parce que tu voulais lire et moi, je voulais éteindre la lumière. Tu te souviens de moi ? Tu te souviens de ton petit frère ? Ouvre-moi, Nath, s’il te plaît. J’me sens si seul !
Mais la porte resta immobile. On entendit quelques pas s’éloigner derrière la porte puis un silence fracassant. Quand soudainement, la porte du garage s’ouvrit sur le côté. Giuseppe s’approcha, un sourire mi-forcé, mi-soulagé aux lèvres. Mais Nathalie avait une pioche entre les mains, prêt à en découdre avec le sosie de son frère qui semblait faire une blague plus que douteuse.
Une estafette bleue s’arrêta devant le portillon.
– Des problèmes m’sieur-dame ?
– Ne vous occupez pas de moi, ironisa Giuseppe. Je suis un fantôme. J’appartiens au passé !
Embarrassée, Nathalie posa sa pioche derrière la porte du garage à la venue des deux uniformes.
– C’est vous la propriétaire des lieux ? demanda la femme qui semblait la plus gradée.
Elle fit oui de la tête.
– Et vous ? Je peux avoir vos papiers d’identité ? Qui êtes-vous ?
– Giuseppe Taglietti. Un type qui a échappé de justesse à la mort en faisant un bon de trois ans dans le futur.
– Vous vous foutez de nous ? Ajouta l’autre flic qui était un peu en retrait.
– Mais dis-leur, toi, que je suis ton frère ! Et regarde cette vieille Toyota rouge. C’est pas celle avec laquelle je me suis tué il y a trois ans ?
Nathalie réalisa la véracité des dires de son frère.
– Elle y ressemble… oui, c’est bien elle, finit-elle, hésitante.
Stupéfaits, les deux flics ne disent mot.
– Je propose de faire déterrer mon corps au cimeterre et de comparer la denti…
– Hep là ! Doucement, le macchabée ! Madame, reconnaissez-vous cet homme comme votre frère ?
– Oui… non… je ne sais pas. Je ne sais plus. Fichez-moi la paix, tous que vous êtes.
– Mais m’sieur-dame ! Je la connais bien ! C’est ma sœur ! Je peux même vous dire qu’elle a une tache de vin en haut de la fesse droite !
Un léger sourire émoustillé se dessina sur le visage de l’homme en bleu marine.
– Oui. C’est vrai, pleurnicha Nathalie qui ne comprenait plus grand-chose.
– Il y a cinq minutes à peine, je lui ai rappelé des souvenirs d’enfance. Si ça c’est pas une preuve !
– Nath, pose-moi des questions sur notre enfance, nos parents. Je sais pas, moi… notre chat Bambino empoisonné par le voisin, les vacances en Corrèze, le jour où tu m’as surpris jouer à touche-pipi avec la petite voisine… pose-moi des questions !
Les deux flics, dépités, regagnèrent leur véhicule.
– Ça ressort de la psy toute votre histoire. Ça n’est pas notre domaine. Tant qu’il n’y a pas d’atteinte à la personne ou à la tranquillité publique…
Les deux gendarmes repartirent en pouffant de rire dans leur SUV.
Nathalie et Giuseppe se regardèrent droit dans les yeux quelques secondes. Elle le reconnaissait. C’est bien son frère qu’elle avait devant elle.
– Giuseppe ?
– Mais ça fait un quart d’heure que je me tue à te le dire !
Tout à coup, elle colla son poing droit en plein milieu du visage de Giuseppe qui tomba en croix dans la bordure de chrysanthèmes.
– Salaud ! C’est pas toi qui es mort dans l’accident ! Quelqu’un s’est tué à ta place ! Mais où étais-tu durant tout ce temps ?
– Mais tu dérailles ma pauvre frangine !
– Quand je pense que maman est morte à cause de toi !
– De quoi ? Maman est m… ?
– Oui ! Elle a pas supporté ce drame. Ça l’a bouffé de l’intérieur. Le cancer l’a dévoré en six mois à peine ! Tout ça à cause de toi ! Assassin !
Là-dessus, elle ressortit sa pioche et la brandit au-dessus de son épaule, prête à prendre son élan.
Tu vas quand même pas me défoncer à la pioche, hein ! Tu vas quand même pas me tuer !
– Non. J’vais pas te tuer. J’veux pas finir en taule pour une crapule comme toi. Sache, espèce d’ordure, qu’Aurore est presque mariée, et qu’elle t’a cru mort, comme tout le monde, et qu’elle t’a pleuré le jour de ton enterrement, comme moi ! Non. J’vais pas te tuer ! Salaud ! Fumier ! Barre-toi !
– Vas-y ! Défonce-moi à grands coups de pioche ! Et j’aurai l’immense privilège de mourir deux fois !
Sidéré, Giuseppe repartit à toute vitesse vers nulle part. Il hurla au volant de sa voiture rouge, si fort que tout le quartier dut l’entendre. Où aller ? Il réalisa alors que plus personne ne le croira plus. Même pas l’ombre d’espoir d’aller se blottir dans les bras de sa douce qu’il aimait plus que tout au monde. Il devint alors l’être le plus solitaire, le plus haï de la planète.
Où aller ? Quitter Châteaubriant comme un lâche, sans explications à ceux qui l’aiment ? D’ailleurs, plus personne ne l’aimait désormais.
Il cria « au secours », s’étranglant en prononçant le prénom de sa petite amie.
Après avoir tourné en rond pendant une bonne heure dans la ville en chialant à n’en plus pisser, il s’arrêta sur le parking du Théâtre de Verre, espérant revoir le chauve à lunettes qui semblait avoir été le seul à lui porter un peu d’attention. Il regarda la programmation des spectacles. Le concert finissait dans une bonne demi-heure.
Terriblement seul, il alluma la radio et s’assoupit.
Soudain, un bruit sourd le sortit de son demi-sommeil. Un policier municipal, avec une liasse de feuillets verts, venait de lui déposer un PV sous l’essuie-glace. Il sortit de sa voiture et attrapa le PV d’un geste rapide et furieux. Amende pour stationnement gênant. Puis un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
Sautant de joie derrière son volant, il regarda l’heure : 21h58 !
Il éclata de rire et se dirigea vers Saint-Aubin-des-Châteaux pour raconter son rêve à sa mère qui devait s’impatienter pour le dîner. Il alluma une cigarette et alluma la radio. Heureux, il reprit à tue-tête le morceau d’un jeune saxophoniste qui faisait ses premiers pas.
A 22h00, c’est avec un énorme soulagement qu’il entendit la date du 4 avril 2019 juste après le jingle des informations.
« Je vous rappelle ce drame qui a eu lieu ce matin dans une maison d’édition de la banlieue de Nantes. Deux policiers ont été tués par balle et une jeune femme de trente-deux ans a été mortellement touchée à la gorge. La secrétaire de l’entreprise, présente sur les lieux au moment du drame, est en état de choc et n’a pu être interrogée pour le moment. Les enquêteurs sont toutefois convaincus que le meurtrier, dont l’identité n’a pas été révélée, court toujours. Des images de video surveillance ont révélé la présence d’une Toyota rouge sur le parking, voiture qui est vivement recherchée par les forces de l’ordre. Maintenant, les résultats du quinté+ à Auteuil… »
À l’écoute de ce flash d’information, Giuseppe laissa glisser sa cigarette de ses doigts. Il se pencha pour la récupérer à ses pieds et fit un écart à gauche tandis qu’un poids lourd venait en face.
Le choc fut terrible.
Fin.
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